Le soleil d’octobre inonde la salle d’audience au linoléum craquelé et parsemé de taches noires. C’est le deuxième automne qu’Anatoliy Derevyanko, 57 ans, ingénieur du village de Verbivka, dans le district de Balakliya, passe à faire des allers et retours entre la prison et le tribunal.
- « Je me sens bien, mon plaidoyer n’a pas changé [non coupable]. J’attends le verdict. J’espère qu’il sera juste », déclare l’accusé à travers une fente des parois de verre du box des accusés.
- « Que signifie “juste pour vous” ? » demande la journaliste de MediaPort.
- « J’espère qu'il y aura un acquittement. Cependant, dans ces circonstances, je pense que ce n’est pas réaliste. En raison de la pression exercée par le bureau du procureur, cela n’arrive jamais. »
Le procureur refuse de commenter quoi que ce soit ou de réagir aux remarques de l’accusé avant l’annonce du verdict. Il demande à la presse d’attendre son réquisitoire. Derevyanko n’espère pas d’indulgence de sa part. Il est certain que le procureur va requérir cinq ans de prison, la peine maximale. « Même si c’est un peu moins, je pense que ce serait une bonne chose. Il y a eu des peines avec sursis, 10 ans aussi, cinq à huit ans, parfois trois. Il y a eu toutes sortes de peines », déclare l’accusé, expliquant qu’il s’est familiarisé avec les décisions du tribunal pendant l’année et demie qu'a duré le procès.
En prison depuis mars 2023
Derevyanko est en détention depuis mars 2023. D’abord témoin dans cette affaire, il ne pensait pas devenir suspect. Mais l’accusation lui reproche d’avoir profité de l’occupation pour s’autoproclamer directeur de la société de stockage de céréales de Balakliya, pendant l’occupation russe de cette ville située dans la région de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine.
Derevyanko travaillait pour la société de stockage de céréales de Balakliya (Balakliya Grain Storage Company) depuis les années 2000. Il n’est pas parti pendant l’occupation russe, qui a duré de mars à septembre 2022. Après le départ du directeur, l’ingénieur en chef a continué à y travailler. D’autres employés ont fait de même. Il y avait encore du grain dans cette installation de stockage baptisé « l'élévateur ». La société était l’une des entreprises les plus prospères de la région. Outre le silo, son holding agricole, sous l’égide de la « Megabank » (déclarée insolvable en juin 2022 et actuellement en liquidation), comprenait une boulangerie et un moulin.
Son avocat, Serhiy Chub, affirme que l’ingénieur en chef ne faisait que prendre soin de son équipe et protéger le patrimoine économique. Me Chub a porté l’affaire de son client devant la Cour européenne des droits de l’homme pour contester la mesure de détention préventive. À la suite de sa demande, la Cour a entamé une procédure. « Nous avons déposé une plainte en raison de la violation des droits de mon client : sa mesure de détention préventive a été sans cesse prolongée. Nous estimons que cette mesure n’est pas légale, étant donné que l’infraction pénale est légère et qu’il existe des alternatives sous la forme de liberté sous caution ou d'autres types de mesures préventives. Ceci est trop sévère et disproportionné par rapport aux charges retenues contre lui », a expliqué Me Chub.
Avant les plaidoiries finales du 24 octobre 2024, la défense a demandé à la cour d’inclure deux documents dans le dossier : une lettre de remerciement pour le soutien caritatif apporté à l’armée ukrainienne qui, selon l’avocat, confirme le patriotisme de son client, et une attestation de moralité du centre de détention provisoire. « Il essaie d’entretenir des relations amicales avec ses compagnons de cellule, se comporte poliment lorsqu’il communique avec les représentants de l’administration et le personnel du centre de détention, fait preuve d’initiative et d’intérêt raisonnables, coopère volontiers et se conforme aux demandes légitimes du personnel », a déclaré la juge Svitlana Yashchenko en lisant le document du centre de détention de Kharkiv.
Accusé de collaboration avec l’État agresseur
Le procureur consacre la demi-heure suivante à exprimer sa position : il considère que la culpabilité de Derevyanko est parfaitement prouvée. « Poursuivant l’objectif de gagner de l’argent et de s’engager dans des activités commerciales en collaboration avec l’administration d’occupation de l’État agresseur, au début du mois d’août 2022, lors de l’occupation de la collectivité territoriale de Balakliya du district d’Izyum, dans l’oblast de Kharkiv, il a volontairement accepté d’assumer le poste de directeur intérimaire du stockage de céréales que lui proposait M. Shevchenko, le chef de l’administration civile temporaire de Balakliya, dans le district d’Izyum », déclare-t-il.
Selon l’accusation, pendant l’occupation russe et en l’absence du directeur, Derevyanko a dirigé arbitrairement l’entreprise et a mené des affaires en collaboration avec l’agresseur. « Au vu de son témoignage, nous concluons que Derevyanko a confirmé avoir repris le travail et avoir exercé des fonctions organisationnelles et administratives au sein de ladite entreprise », déclare le procureur.
Cependant, le procureur note que l’accusé n’a pas admis avoir collaboré avec les autorités d’occupation ni signé des documents de l’entreprise. « Tout cela a été fait pour préserver les biens de l’entreprise, comme le pense Anatoliy Ivanovych, par nécessité de gagner un peu d’argent pour survivre et en l’absence d’ordre de suspendre le travail ou d’abandonner l’entreprise... Néanmoins, cette affirmation est le droit à l’autodéfense de l’accusé, une tentative d’éviter la responsabilité pénale, montrant un manque de conscience et de remords face au crime, et elle est réfutée par les preuves dans la procédure pénale », affirme le procureur.
Comme preuve de la culpabilité de l’accusé, le procureur invoque les documents saisis, ainsi que les déclarations des témoins, et demande une peine d’emprisonnement de cinq ans.
« Les Ukrainiens ont aidé les Ukrainiens à conserver les céréales"
Mais la plupart des témoins de l’accusation elle-même ont soutenu Derevyanko, comme l’a fait valoir l’avocat de la défense. MediaPort a déjà publié certaines dépositions, notamment celle d’Oleksandr Globa, un agriculteur, qui a déclaré avoir livré ses céréales au silo parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit où les stocker.
Derevyanko a bien rencontré les occupants, mais il a insisté sur le fait qu’il n’avait signé aucun accord avec eux et qu’il n’avait reçu aucune somme d’argent. Si les occupants avaient l’intention de prendre le contrôle de l’entreprise, ils n’ont pas eu le temps d’établir leurs propres règles, a déclaré Larysa Nazarenko, l’une des employées de l’entreprise et témoin dans l’affaire. Elle considère que toutes les discussions sur le rattachement de Balakliya à la région de Belgorod sont « farfelues » : « ils ne comprenaient pas vraiment ce qu’il fallait en faire, comment cela se passerait et ce qui se passerait, et ils nous ont suggéré de reprendre le travail et de commencer par rénover nos bureaux. J’ai fait partie de ceux qui sont revenus à l’élévateur pour gagner l'équivalent d’une boîte de pâté pour survivre... Nous préservions ce qui restait dans l’élévateur. On soudait certains entrepôts pour éviter qu’ils ne soient pillés. Et il [Derevyanko] était comme le chef de notre bande. »
Les contrats de l’entreprise avec les agriculteurs ont été traduits en russe, mais ils reposaient sur un modèle déjà utilisé en ukrainien. « Il s’agit de contrats avec les Ukrainiens. L’accusation n’a présenté aucun représentant, aucun citoyen russe, [pour prouver] cette collaboration... Les Ukrainiens ont aidé les Ukrainiens à conserver les céréales, qui, soit dit en passant, ont été rendues intactes dans les mêmes volumes que lors de leur réception. Le directeur et le chef comptable ont tous deux confirmé qu’un inventaire avait été effectué à la fin de l'occupation et qu’il n’y avait eu aucun dommage financier », a déclaré Me Chub, l’avocat de la défense de Derevyanko.
Dans sa déclaration finale, Derevyanko a répété ce qu’il avait déjà dit à maintes reprises. Il a insisté sur le fait qu’il avait « rempli ses obligations professionnelles », qu’il était allé travailler pour aider ses concitoyens et qu’il n’avait aucunement l’intention de collaborer avec les occupants. « Je suis retourné travailler pendant un mois pour aider nos agriculteurs ukrainiens à conserver les céréales qu’ils avaient cultivées. Grâce à mon travail, à la fin de l'occupation, l’entreprise a été payée pour le travail que j’ai effectué. À la suite de ce paiement, l’Ukraine a fait un profit sous forme d'impôts. Cela signifie que vous me poursuivez aujourd'hui pour le fait que l’État a fait des bénéfices », a déclaré l’accusé.
Reconnu coupable mais libéré avec une peine avec sursis
Le 30 octobre 2024, la juge Yashchenko revient de la salle de délibération pour annoncer le verdict : « Anatoliy Ivanovych Derevyanko est reconnu coupable d’avoir commis une infraction pénale et condamné à quatre ans d’emprisonnement avec interdiction d’occuper des postes liés à des fonctions administratives et exécutives pendant une période de dix ans, sans confiscation de biens. [Il] est exempté de l’exécution de la peine d’emprisonnement avec une période de sursis de trois ans », a annoncé la juge en lisant son jugement.
Derrière la paroi de verre, Derevyanko n’a pas pu entendre clairement la décision. Il n’a réalisé qu’il était libre que lorsque l'un des policiers du tribunal a ouvert la porte du box et que son avocat a expliqué ce qui s’était passé. « Vous avez été reconnu coupable, mais votre peine est assortie de trois ans de sursis. La mesure préventive est annulée. C’est terminé », a expliqué Me Chub. « Si vous ne commettez pas d’autre infraction pendant ces trois ans, vous ne purgerez pas de peine de prison. »
Derevyanko est venu les mains vides au tribunal pour entendre le verdict : il n’a pris ni ses affaires ni son passeport. Son humeur est prudemment optimiste. « Je n’étais pas prêt. J’avais de l’espoir. Mais tout aurait pu arriver... Quelles émotions ? Je peux être libre maintenant ! Et c’est bien. Voyons comment cela va se passer. Je vais essayer de rentrer chez moi », déclare M. Derevyanko.
- « Êtes-vous au courant de la situation dans le pays ? », lui demande la journaliste de MediaPort.
- « Bien sûr, nous avons la télévision. »
- « Et vous entendez les explosions ? »
- « Nous les entendons, nous entendons tout. »
Dès que Derevyanko a été libéré, son avocat lui a serré la main et, immédiatement après, le procureur, qui s’est une fois de plus abstenu de tout commentaire, a quitté la salle d’audience. Il est probable qu’ils se reverront bientôt, cette fois devant la cour d’appel. La défense et le parquet disposent de trente jours pour décider de faire appel ou non de la décision.
Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « MediaPort ».