OPINION

Les gangs, un sujet de justice transitionnelle ?

Reconnaître que les gangs sont fondamentalement liés au tissu urbain dans lequel ils évoluent et que leur violence s’entrecroise avec d’autres formes de brutalités sociales, structurelles, étatiques ou environnementales, c’est aussi reconnaître que la seule répression ne peut apporter de solution. La justice transitionnelle, estime l’auteur, pourrait offrir, de par son approche plus large et inclusive, des outils plus adaptés.

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L’imbrication sociale des gangs et la systématicité de la violence dans ce que l’on dénomme souvent les « ganglands » montrent clairement qu’il est nécessaire de repenser les manières d’intervenir, qui tournent surtout autour de la répression souvent violente, et de développer des politiques qui reconnaissent qu’ils sont fondamentalement liés au tissu social urbain et que leur violence s’entrecroise avec d’autres formes de brutalité caractéristique de ces milieux urbains. Bien souvent, les gangs sont une réaction à ces dernières.

Les gangs font partie d’un petit nombre de phénomènes sociaux quasi-universels, présents au fil de l’histoire dans la plupart des sociétés à travers le monde. L’historien romain Tite-Live, par exemple, se pencha sur le rôle politique des gangs dans son histoire de Rome, Ab Urbe Condita Libri, tandis que le géographe arabe médiéval Ibn Khaldoun discuta de la façon dont ils impactaient l’organisation de l’espace urbain dans les villes d’Afrique du Nord dans sa célèbre géographie du monde, le Kitāb al-ʻIbar. Plus récemment, des études ont relevé leur présence dans des pays aussi différents que les États-Unis, le Salvador, le Brésil, la France, la Suède, le Maroc, le Kenya, la Chine ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée, entre autres.

En partie en raison de leur omniprésence, les gangs sont des institutions sociales révélatrices. Ils peuvent être liés à des processus sociaux essentiels tels l’exercice du pouvoir, les relations de genre, l’accumulation matérielle, la socialisation, la territorialité ou bien les questions identitaires, entre autres. Ces processus sont d’ailleurs souvent observables de manière beaucoup plus directe à travers le prisme des gangs, comme l’a soutenu Frederic Thrasher dans son étude pionnière du phénomène dans le Chicago des années 1920, lorsqu’il déclara que les gangs étaient « la vie, souvent rude et farouche, mais riche en processus sociaux élémentaires significatifs pour tout étudiant de la société et de la nature humaine ».

Les gangs : des institutions sociales autonomes

Thrasher a également souligné que les gangs sont à la fois des phénomènes et des épiphénomènes. C’est à dire que ce sont des institutions sociales autonomes, avec des logiques et des dynamiques internes complexes, mais qui reflètent aussi des structures et des processus sociaux plus larges. C’est pourquoi l’étude de Thrasher n’est pas « juste » une étude des gangs de Chicago : elle nous offre un portrait de la vie urbaine de Chicago et, plus largement, de la société américaine de l’époque. L’une de ses principales conclusions concernait le lien entre l’émergence des gangs et la discrimination contre les communautés immigrantes, les premiers constituant souvent une réaction défensive à la deuxième.

De nombreuses et excellentes études sur les gangs ont été produites depuis l’enquête fondatrice de Thrasher il y a 100 ans, soulignant à quel point les gangs peuvent varier en termes de formes, de dynamiques et de conséquences à travers le temps et l’espace. La grande majorité d’entre elles ont toutefois eu tendance à se concentrer sur un seul gang ou un seul lieu, qui plus est à un moment donné. En conséquence, nous n’avons que très peu de notions expliquant quelles dynamiques sont d’ordre général, et lesquelles sont spécifiques à des époques et des lieux particuliers, et pourquoi.

Répondre à cette question était au cœur du projet « Gangs, Gangsters, and Ganglands : Towards a Global Comparative Ethnography » – ou GANGS, pour faire plus court. Financé par une bourse du Conseil européen de la recherche, ce projet a débuté le 1er janvier 2019 et s’est poursuivi jusqu’au 30 juin 2024. Il a mis en œuvre un programme de recherche visant à explorer la dynamique des gangs dans cinq villes, Managua au Nicaragua, Le Cap en Afrique du Sud, Marseille en France, Naples en Italie et Algésiras en Espagne, ainsi qu’en collectant des récits de vie de 31 membres de gangs originaires de 23 pays différents. L’idée était de mieux comprendre pourquoi les gangs émergent, comment ils évoluent dans le temps, et comment et pourquoi les individus se joignent aux gangs et les quittent.

Intimement connectés à leurs communautés

Les gangs sont des phénomènes sociaux très variables, mais un constat du projet GANGS est qu’ils sont généralement décrits comme des organisations autonomes, séparées des communautés au sein desquelles ils opèrent, ce qui légitime les interventions répressives, puisque l’on considère qu’elles n’affectent que les gangs ciblés et non les communautés. Nos recherches démontrent toutefois que les gangs sont fondamentalement ancrés dans des processus sociaux, économiques et politiques plus larges. Les membres des gangs sont en effet souvent liés à des personnes ou à des groupes au sein de leur communauté, ainsi que par l’existence de normes et d’attentes collectives partagées tant par les membres des gangs que les habitants non membres. Dans les années 1990, par exemple, il existait au Nicaragua une « règle d’or » largement respectée selon laquelle ils ne devaient pas s’en prendre aux habitants de leurs communautés locales, mais plutôt les protéger.

Dans le même temps, nos recherches ont souligné que les gangs sont des institutions très volatiles et que la nature de leur violence peut changer. L’émergence d’un grand camp de squatters dans une zone auparavant inhabitée entre deux townships où l’on vend de la drogue au Cap, en Afrique du Sud, à la fin des années 2010, a par exemple conduit à une guerre brutale entre deux gangs locaux pour le contrôle de ce nouveau marché et territoire, qui a fait plus de 200 morts en 18 mois.

Une autre conclusion importante du projet GANGS est que le fait de qualifier certaines zones urbaines de « ganglands » – ou territoires de gangs – en raison de la présence de gangs masque le fait que ceux qui vivent dans ces zones subissent souvent des formes non criminelles de brutalité, y compris de la violence structurelle, infrastructurelle, environnementale ou bureaucratique. L’une des caractéristiques frappantes de la recherche que nous avons menée dans la cité Felix-Pyat à Marseille, en France, est que la violence liée aux gangs et à la drogue, bien que signalée comme un problème majeur par les habitants de ce quartier, n’était pas nécessairement présentée comme le problème le plus grave par ces derniers. Les problèmes liés à la pollution, à la pauvreté, aux conditions de logement et à la santé étant tous considérés comme plus importants.

En d’autres termes, une focalisation sensationnaliste sur la violence des gangs empêche non seulement de comprendre le panorama plus large des insécurités qui façonnent la vie des gens, mais occulte également la nature systémique de la violence urbaine et la manière dont les différentes formes de violence se nourrissent les unes des autres. Se concentrer sur une forme de violence particulière au détriment d’autres dans un tel contexte risque donc à la fois de mal interpréter les dynamiques locales et de sous-estimer la souffrance sociale.

Repenser les manières d’intervenir

L’imbrication sociale des gangs et la systématicité de la violence dans ce que l’on dénomme les « ganglands » montrent clairement qu’il est nécessaire de repenser les manières d’intervenir, qui tournent surtout autour de la répression souvent violente, et de développer des politiques qui reconnaissent que les gangs sont fondamentalement liés au tissu social urbain et que leur violence s’entrecroise avec d’autres formes de brutalité caractéristique de ces milieux urbains. Et que souvent, les gangs sont en fait souvent une réaction à ces dernières.

Une telle approche pourrait s’inspirer de la justice transitionnelle, et de la manière dont elle privilégie l’inclusion, l’établissement de la vérité, et un sens holistique de la justice, afin de développer de nouveaux outils pour trouver des solutions au phénomène des gangs à l’échelle mondiale.

Dennis RodgersDENNIS RODGERS

Dennis Rodgers est anthropologue dans le Centre sur le conflit, le développement, et le maintien de la paix (CCDP) à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève, Suisse. Ses recherches portent sur les dynamiques du conflit et de la violence dans les villes, et plus particulièrement le phénomène des gangs. Entre 2018 et 2024, il a dirigé le programme de recherche GANGS, financé par une bourse du Conseil européen de la recherche. Sur la base d’une comparaison entre les cas du Nicaragua (Managua), de l’Afrique du Sud (Le Cap), et de la France (Marseille), il a cherché à comprendre les gangs.