Le groupe État islamique en Irak et au Levant (EIIL ou plus simplement EI) est né en juin 2014 des cendres de conflits politiques, religieux et sectaires non résolus au Moyen-Orient, conflits qui ont motivé de nombreux extrémistes du monde entier à se joindre à ses actions, notamment en utilisant sa propre interprétation du Coran. Le groupe a commencé par envahir des territoires considérables en Irak et en Syrie et a été décrit par les organisations de défense des droits de l’homme comme commettant la plupart des crimes internationaux, notamment le crime de génocide contre la communauté yézidie, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, y compris des violences sexuelles et sexistes, des enlèvements, des exécutions extrajudiciaires, la torture, le recrutement d’enfants, des attaques contre des groupes religieux et ethniques, et le déplacement de populations civiles.
En réponse, une coalition militaire internationale s’est formée en septembre 2014 et, trois ans plus tard, en 2017, en réponse à une demande de l’Irak, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté une résolution pour créer l’Équipe d’enquêteurs des Nations Unies chargée de concourir à amener Daech/État islamique en Iraq et au Levant (EIIL) à répondre de ses crimes (UNITAD). Son mandat était de « soutenir les efforts nationaux visant à tenir le groupe EIIL pour responsable en recueillant, préservant et conservant en Irak des preuves d’actes pouvant constituer un génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ».
Un mécanisme insuffisant pour juger Daech
L’UNITAD a fonctionné pendant sept ans avec un budget annuel de 22 millions de dollars. Pendant cette période, l’UNITAD s’est principalement concentrée sur la collecte de preuves des crimes commis par EI, et a publié 12 rapports détaillés au cours de son existence. Mais bien que cela fasse également partie de son mandat, l’UNITAD n’a pas été en mesure de développer un mécanisme complet pour utiliser ses preuves au sein des systèmes judiciaires de l’Irak et de la région du Kurdistan irakien, ni dans les pays tiers.
En attendant, les tribunaux en Irak et au Kurdistan irakien ont poursuivi des dizaines de milliers de combattants de Daech sans utiliser les preuves de l’UNITAD, mais principalement sur la base de lois antiterroristes, selon une recherche menée en 2022 par le Centre du Kurdistan pour le droit international (KCIL). En 2020, le Comité des crimes de la Cour de cassation du Kurdistan a été saisi de 1.190 affaires : 521 d’entre elles étaient liées à la loi antiterroriste, soit 44 % de l’ensemble des affaires pénales en 2020. L’année suivante, les affaires liées à la lutte contre le terrorisme représentaient 410 des 1.430 affaires pénales. La situation était similaire au sein du Comité des mineurs de la Cour de cassation du Kurdistan, où le nombre d’affaires liées à la loi antiterroriste est considérable. Selon certains médias, durant les procès, même des normes minimales en matière des droits de l’homme ont été violées.
La peine de mort, qui est contraire aux normes des Nations unies, serait la principale raison pour laquelle l’UNITAD n’a pas coopéré avec les tribunaux locaux. L’UNITAD aurait pu travailler en coordination avec les organisations et les autorités irakiennes pour abolir la peine de mort, afin que toutes les preuves puissent être utilisées dans les tribunaux nationaux en Irak et au Kurdistan irakien, et que les normes de procédure puissent être améliorées. Mais cela n’a pas été le cas et, à la fin de son mandat, l’UNITAD n’a contribué qu’à 15 mises en accusation.
Outre ses efforts en matière de responsabilité pénale, l’UNITAD a travaillé sur l’excavation de fosses communes, ce qui a permis de déterrer 68 fosses communes et de retrouver les corps de plus de 900 victimes. L'équipe a également développé des ressources pour soutenir les rescapés de traumatismes éprouvés à la suite d’atrocités de masse, de guerres et de violences. Bien que la question du financement et du terrorisme ne relève pas directement de son mandat, l’UNITAD a partagé des documents pertinents avec l’Iraq et d’autres États concernés par l’aide apportée à EI.
Pas de tribunal spécial pour les crimes de Daech
À ce stade, les perspectives pour une réponse adéquate aux crimes commis étaient probablement rares. En 2021, la région du Kurdistan irakien a lancé une initiative visant à créer un tribunal spécial pour les crimes commis par l’EIIL, en adoptant un projet de loi relatif à ce tribunal spécial. Avec quelques modifications, il s’inspirait du Haut tribunal pénal irakien, créé pour poursuivre l’ancien régime irakien pour des crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
En mai 2021, alors que le parlement du Kurdistan entamait ses consultations avec les parties prenantes, le ministère irakien des Affaires étrangères a demandé à la Cour suprême fédérale irakienne d’évaluer la constitutionnalité du projet de loi, compte tenu du fait que le tribunal spécial envisagé pouvait nommer des juges et des procureurs non irakiens, prononcer des verdicts incluant la peine de mort et être compétent à l’égard de citoyens irakiens et non irakiens. Après avoir examiné le projet de loi, la Cour suprême irakienne a décidé que l’initiative du Kurdistan irakien de créer un tel tribunal spécial pour les crimes du groupe EI était inconstitutionnelle. Lors de tous ces processus, l’UNITAD aurait pu mais n’a pas joué de rôle important dans la création d’un tribunal spécial pour les crimes commis par Daech.
L’UNITAD ne laisse rien en héritage
Après la décision de la Cour fédérale irakienne et la fin du mandat de l’UNITAD le 17 septembre 2024, la poursuite des crimes internationaux de EI a été confrontée à un dilemme. Les organisations de la société civile irakienne demandent à ce que EI réponde de ses crimes, veulent des réparations pour les victimes, et que les preuves recueillies par l’UNITAD servent l’usage auquel elles sont destinées. Elles soutiennent également les appels à la justice et aux réparations, tant en Irak qu’au Kurdistan irakien. Elles mettent en œuvre un projet global visant à trouver des bases juridiques pour intégrer le droit international dans le droit national, en explorant les principales questions posées par ce processus, comme les barrières constitutionnelles.
Selon une étude du KCIL, ce processus législatif va au-delà de la ratification des conventions internationales, étant donné que l’Irak est un État dualiste et qu’il requiert l’adoption d’une législation nationale. L’Irak a ratifié plusieurs conventions multilatérales, telles que les Conventions de Genève et la Convention sur le génocide, mais l’Irak (y compris le Kurdistan irakien) n’a pas réussi à promulguer les lois nationales requises pour intégrer ces crimes. Le KCIL a rédigé un projet de loi visant à criminaliser les principaux crimes internationaux dans le cadre du système de justice pénale de la région du Kurdistan irakien. Ces efforts sont toujours en cours, mais sans le soutien du mécanisme international qui était censé entreprendre cette tâche.
HAWRE AHMED
Cofondateur et directeur exécutif du Centre du Kurdistan pour le droit international (KCIL), Hawre Ahmed dirige un projet visant à intégrer au droit national du Kurdistan irakien les principaux crimes internationaux. Il a publié des articles sur le génocide des Yézidis, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en Irak, ainsi qu’un livre sur le génocide dans le droit international et les tribunaux, en langue kurde. Il a également coécrit une étude sur les limites et les obstacles qui entravent le système judiciaire du Kurdistan.