Le 13 novembre, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) de Colombie a dévoilé son septième acte d'accusation contre des membres des anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui son deuxième contre les dirigeants de ce groupe rebelle.
Dans un premier acte d'accusation sur le macro-dossier concernant le recrutement d'enfants, la Chambre de reconnaissance du tribunal spécial issu de l'accord de paix de 2016 avait déterminé que le recours à des enfants de moins de 15 ans avait eu lieu dans « toutes les structures et de manière soutenue au fil du temps ». Sur cette base, elle a inculpé six des sept membres du dernier secrétariat des FARC – tous sauf Rodrigo Granda – du crime de guerre de conscription d'enfants de moins de 15 ans.
« La conscription et l'utilisation d'enfants par les anciennes FARC n'était pas un phénomène sporadique, isolé ou exceptionnel », déclare la juge Lily Rueda, qui a dirigé l'enquête, contredisant la version défendue par d'anciens chefs rebelles comme Rodrigo Londoño, plus connu sous le nom de "Timochenko" et l'un des inculpés, selon laquelle cela s'est produit « pour des raisons exceptionnelles ». « Malgré le fait que l'enrôlement d'enfants de moins de 15 ans était formellement interdit au sein du groupe, cela s'est produit et avec une telle ampleur et une telle portée que cela forme un schéma macro-criminel », ajoute Rueda.
En se penchant sur le phénomène des "enfants soldats", un crime historiquement moins visible pour les Colombiens que les enlèvements, la JEP est allée au-delà de la simple présence de mineurs au sein de la guérilla. Après avoir documenté des centaines d'autres crimes que ces garçons et surtout ces filles ont subis dans ses rangs, le bras judiciaire de la justice transitionnelle colombienne les inculpe également de crimes de guerre de viol, esclavage sexuel, atteinte à la dignité de la personne, torture, homicide, ainsi que de condamnations et exécutions sans jugement préalable prononcé par un tribunal régulièrement constitué. Elle les accuse encore du crime de guerre de conscription, enrôlement ou utilisation de personnes âgées de 15 à 17 ans, ce que la Chambre considère comme faisable en vertu du droit coutumier.
La JEP éclaire les contradictions des FARC
Pendant des années, les anciens chefs de la guérilla les plus connus ont affirmé que l'utilisation d'enfants combattants « n'était pas une pratique permanente » et que « l'on entrait dans les FARC en toute connaissance de cause ». Sur 759 pages, la juge Rueda oppose méticuleusement les arguments des anciens chefs des FARC aux récits des victimes, aux témoignages de centaines d'anciens rebelles et même aux rapports écrits de leur propre unité, dans un acte d'accusation éloquent malgré ses anecdotes obsédantes et la nécessité de remplacer les noms des victimes par des numéros pour des raisons de sécurité.
L'un des arguments de défense des FARC était que leur règlement interne interdisait l'enrôlement d'enfants de moins de 15 ans. Un guide de recrutement trouvé par le bureau du procureur général identifie ainsi une douzaine de règles que les recruteurs devaient respecter, notamment que les nouveaux membres devaient être « âgés de plus de 15 ans et de moins de 30 ans », être des habitants du coin et avoir des aptitudes physiques et mentales. Ce guide non daté, chapeauté par une peinture de Fernando Botero représentant le chef historique des FARC "Manuel Marulanda Vélez" ou "Tirofijo", leur demandait également de vérifier « les documents d'identité qu'ils possèdent ».
Dans la réalité, cependant, ces exigences n'ont pas été respectées. La JEP a recensé 518 cas d'enfants recrutés avant l'âge de 15 ans, parfois dès l'âge de 8 ans. Dans le contexte des plans d'expansion des FARC et de l'intensification des hostilités avec les forces de sécurité colombiennes qui s'en est suivie, la guérilla a fini par privilégier le gonflement de ses rangs plutôt que le respect de ses propres règles. Il était plus important pour une personne d'être connue localement (par crainte d’infiltrés de l'armée) ou d'être physiquement apte à la vie de rebelle. Comme le raconte une victime, un commandant rebelle l'a recrutée à l'âge de 12 ans parce qu'elle « avait déjà un corps ».
Ces faits soulignent, selon la JEP, qu'il existait une « politique d'enrôlement des FARC qui, de facto, accordait plus d'importance à l'apparence d'aptitude à servir la cause rebelle et l'action armée qu'à l'âge des personnes admises ». Le rapport ajoute que « non seulement il n'y avait pas de mécanisme efficace de vérification de l'âge, mais ils n'étaient pas intéressés par la mise en place d'un tel mécanisme ».
« Non seulement pas sanctionnée, mais minimisée »
Ce n'est pas la seule contradiction que la JEP a trouvée entre les récits des FARC et ceux de leurs victimes. Par exemple, les commandants ont affirmé que les enfants recevaient une « formation non militaire » et des tâches adaptées à leur âge, comme, selon les termes de l'inculpé Joaquín Gómez, « éplucher des pommes de terre et des trucs d'enfants », ce que toutes les victimes ont nié. Elles ont reçu en fait une formation militaire dès l'âge de 9 ans et ont également participé à des activités de guerre telles que des combats, l'installation de mines terrestres ou la collecte de renseignements, dans des conditions, selon les termes de la JEP, « incompatibles avec leur maturité physique et mentale ».
Bien que la violation des règles de recrutement soit considérée comme une infraction de première gravité dans le règlement interne des FARC, entraînant une sanction éducative, la JEP a constaté que « non seulement elle n'a pas été sanctionnée, mais elle a été traitée de telle manière qu'elle est passée inaperçue ou qu'elle a été minimisée ». Ce constat a été corroboré par les victimes, mais aussi par des sources écrites telles que le dossier des infractions du Bloc de l'Est, qui fait état de sanctions à l'encontre de 2 967 rebelles, dont seulement 9 pour ce type de faute. Les membres du Secrétariat en étaient conscients, comme le prouve cette histoire confirmée par l'inculpé Jaime Parra. Lorsque le chef historique des FARC, "Mono Jojoy", a visité un camp à San Vicente del Caguán et a vu le nombre d'enfants enrôlés, il a fait remarquer qu'il y avait beaucoup de « veaux » et que cela ressemblait à « une pouponnière ». Sa distribution de biberons aux responsables de l'unité a été interprétée davantage comme une plaisanterie que comme une réprimande.
Entrée forcée, sortie impossible
Malgré la règle théorique selon laquelle tous les enrôlements des FARC devraient être volontaires, la JEP a constaté que plus de la moitié des victimes enregistrées ont été recrutées à travers des menaces ou d'autres formes de violence, notamment en étant arrachées à leur domicile ou à leur école, en exigeant des familles qu'elles versent des « quotas » à la révolution, et après que leurs recruteurs les ont enivrées. Un tiers d'entre elles ont été recrutées par la tromperie, notamment en leur offrant un travail salarié inexistant, en leur promettant de retrouver des membres de leur famille ou d’un accès à l'éducation et aux soins de santé. Un garçon de 14 ans qui avait contracté la leishmaniose dans l'oreille a été recruté de force après être arrivé dans un camp des FARC pour recevoir le traitement médical promis.
Seul un sixième des victimes ont été intégrées par la persuasion, même si, dans bon nombre de ces cas, la JEP a établi que le travail de renseignement préalable avait permis aux recruteurs de les manipuler en utilisant des informations sur leur situation familiale ou économique défavorable et en leur offrant ce que l'acte d'accusation appelle des « mirages de paternité ». Aucune victime n'a reconnu le terme de « réfugiés » que les hauts gradés des FARC utilisaient pour désigner les mineurs qui se plaçaient volontairement sous leur tutelle.
De même, la JEP démontre que quitter les rangs des rebelles n'était non seulement pas une option, comme l'ont affirmé de nombreux anciens dirigeants des FARC, mais presque impossible. « Vous rejoignez les rangs aujourd'hui et jusqu'à ce que nous triomphions ou jusqu'à ce que vous mouriez », a déclaré un ancien membre des FARC. Les témoignages recueillis par la JEP confirment que 94 % des victimes sont restées dans les rangs pendant plus d'un an, au milieu de châtiments pour défection aussi sévères que la torture, le fait d'être attaché pendant deux mois, voire d'être exécuté.
Il en va de même pour la vie au sein du groupe, que l'inculpé Julián Gallo a décrite comme une « discipline consciente », mais que la JEP a qualifiée d'« environnement de coercition permanente ». Le fait d'être utilisé comme bouclier humain, d’être interdit de contacts familiaux et d'être forcé de boire le sang de collègues blessés a engendré, selon la JEP, un retrait émotionnel, une peur permanente et, au moins dans un cas, le suicide d'une jeune fille.
« Interdiction de facto de la parentalité, à tout prix »
L'un des aspects les plus intéressants de l'acte d'accusation est l'accent mis sur les types de violence à l'encontre des filles au sein des FARC, à commencer par ceux qui cherchent à « interdire de facto l'exercice de la maternité et de la paternité à tout prix » afin de maintenir les troupes intactes et d'éviter des risques sécuritaires. Les violences reproductives les plus répandues sont la contraception forcée (subie par une fille enregistrée sur quatre) et les avortements forcés (une fille sur cinq).
Dans le cadre de cette « politique officielle de contraception ou de contrôle des naissances », explicite depuis la conférence nationale des FARC de 1993, les filles ont été soumises à des injections, à des implants sous-dermiques ou à des dispositifs intra-utérins dès leur plus jeune âge et avant même de commencer leur vie sexuelle. Ces décisions ont été prises en l'absence d'évaluations médicales, de toute information et, dans de nombreux cas, de conditions d'hygiène élémentaires. Bien que la JEP reconnaisse des points de vue tels que celui de l'ancienne dirigeante Victoria Sandino, selon qui la contraception représentait la liberté de décider de son corps, le tribunal spécial souligne que, pour la grande majorité des jeunes filles enrôlées, il ne s'agissait pas d'un choix libre ou éclairé.
L'utilisation répétée de ces médicaments a eu des effets sur la santé, notamment des douleurs intenses, des saignements, des infections et des altérations du cycle menstruel. Une victime s'est retrouvée avec des kystes et une tumeur ovarienne qui ont dû être enlevés. Lorsque des kystes ont été découverts plus tard dans ses seins, elle a profité d'une permission au cours de laquelle ils devaient être enlevés pour déserter. Une autre femme, qui a reçu des contraceptifs depuis l'âge de 12 ans, n'a pas réussi à tomber enceinte après dix ans d'efforts, et une autre a eu plusieurs grossesses parce qu'aucune méthode de prévention ne fonctionne plus pour elle.
Cette réalité vécue par les filles et les femmes contraste avec celle des hommes, qu’on ne persuadait jamais d'utiliser des préservatifs ou de subir une vasectomie, même si ces méthodes n'avaient pas d'effets néfastes, car les FARC considéraient que cela pouvait affecter leur virilité. Selon la JEP, cette charge « pesait principalement et de manière disproportionnée sur le corps et la vie des filles », ce qui montrait clairement que « le bien-être des hommes dans les rangs avait la priorité sur celui des femmes ».
Ils savaient mais n’ont rien fait pour l’éviter
Selon la JEP, « une tendance visant à mettre fin aux grossesses dès qu'elles surviennent dérivait tacitement » de cette politique de contraception et, dans un cas au moins, une unité des FARC a explicitement donné pour instruction qu'« en cas de grossesse, le curetage est obligatoire ». La JEP a documenté des cas d'avortements pratiqués contre la volonté des filles, y compris sous la menace de la cour martiale (qui pouvait conduire à un peloton d'exécution), sous la contrainte d'autres personnes, et avec des médicaments abortifs cachés dans la nourriture ou sous forme de pilules analgésiques. Une victime raconte avoir subi quatre avortements forcés, tous entre le quatrième et le cinquième mois de grossesse.
Ces avortements allaient de pair avec d'autres abus. Bien que l'inculpé "Joaquín Gómez" ait insisté sur le fait que les femmes qui avortaient bénéficiaient d'un congé, la JEP a trouvé crédibles les victimes ayant déclaré qu'elles étaient forcées de travailler le lendemain, sans repos ni soins particuliers. Dans un cas particulièrement cruel, l'acte d'accusation raconte comment une jeune femme de 18 ans a été contrainte, juste après un avortement tardif forcé, d'allaiter le nouveau-né d’une otage, Clara Rojas, retenue en captivité pendant près de six ans et séparée de son enfant pendant trois ans. Enfin, la JEP a recensé des cas de nouveau-nés tués ou remis de force à d'autres pour être élevés.
Dans tous ces cas, la JEP a conclu à la négligence du secrétariat des FARC. Selon elle, « la connaissance par les commandants des effets de la contraception ne s'est pas traduite par des décisions organisationnelles visant à les éviter ».
Violences sexuelles tacitement acceptées
Selon la JEP, une femme sur trois enrôlée dans les FARC alors qu'elle était enfant a subi des violences sexuelles, allant du viol et de l'esclavage sexuel au mariage forcé et à la nudité. Bien qu'elle n'ait pas trouvé de politique formelle ou de facto visant à les promouvoir, la JEP estime que « l'ampleur et l'étendue de ces pratiques étaient telles qu'elles en sont venues à être considérées comme tacitement acceptées ».
Bien que deux inculpés, Jaime Parra et Julián Gallo, aient déclaré que certains rapports d'agressions sexuelles étaient des « informations chargées » visant à les stigmatiser, la juge Rueda constate qu'au moins 88 filles et un garçon avaient été contraints d'avoir des relations sexuelles sans leur consentement et qu'une fillette de 8 ans avait même subi des attouchements. Une victime a raconté qu'un tirage au sort avait eu lieu entre dix rebelles, celui tirant le numéro gagnant pouvant coucher avec l'une d'entre elles. Ces événements ont eu des conséquences durables : une victime a raconté qu'elle avait fait une fausse couche parce qu'une infection sexuellement transmissible, contractée alors qu’elle était enfant dans les rangs des FARC, s'était développée dans son utérus.
Tout cela a été favorisé par ce que la JEP appelle une « pratique de non-punition ». Bien que le viol soit considéré comme un crime au sein des FARC et qu'il soit passible des sanctions les plus sévères, celles-ci étaient très rarement appliquées. « L'absence de mesures de prévention, de contrôle et de sanction (...) a fait de ces actes une pratique normalisée », indique l'acte d'accusation. Une simple dénonciation pouvait être dangereuse pour les victimes. L'une d'entre elles a raconté que ses commandants, dont l'accusé Pastor Alape, l'avaient forcée à danser avec son agresseur pour ne pas nuire à l'ambiance dans les rangs.
Il en a été de même pour une douzaine de victimes d'orientation sexuelle ou de genre différente, qui ont vécu dans l'incertitude tourmentée de servir dans une organisation armée ayant « de facto une politique d'interdiction d'appartenance" à la communauté LGBTI, sans pouvoir faire défection. Les rebelles associant l'homosexualité à une infiltration par l'armée, ces personnes couraient un risque encore plus grand d'être exécutées.
La reconnaissance immédiate mais timide des FARC
Il y a trois ans, lorsque la JEP les a accusés pour les enlèvements, les membres du secrétariat des FARC ont mis trois mois à annoncer qu'ils acceptaient l'accusation. Cette fois, ils ont choisi de réagir vite : bien qu'il ne s'agisse pas encore de leur réponse juridique officielle, les six anciens chefs de la guérilla ont publié un communiqué dans les heures qui ont suivi l'annonce de la JEP, dans lequel ils admettent l'enrôlement d'enfants. « Ces faits n'auraient pas dû se produire », écrivent-ils.
S'ils maintiennent cette position, les six accusés resteront dans la voie réparatrice du système colombien de justice transitionnelle à deux options qui envisage – s'ils disent la vérité et réparent les victimes – des peines de 5 à 8 ans dans un cadre non carcéral, par opposition à la voie accusatoire où, s'ils sont reconnus coupables, ils risquent jusqu'à 20 ans d'emprisonnement. L'un d'entre eux, Pablo Catatumbo, a également reconnu son rôle dans un troisième acte d'accusation, le dossier de la région de Nariño.
Leur lettre est toutefois accompagnée d'un avertissement. Ils y déplorent que, selon eux, les juges de la JEP « aient consacré un temps et des ressources excessifs à enquêter sur des faits dont nous avons admis l'existence depuis les négociations de paix » – ce qui contraste avec leur réticence passée à admettre la conscription des enfants, sa nature forcée, et les violences sexuelles.
Ce premier acte d'accusation de la JEP sur le recrutement d'enfants semble combler quelques lacunes historiques. « Sans anticiper ce qui va suivre, l'acte d'accusation nous met du baume au cœur car il reconnaît ce que ce phénomène a signifié pour la Colombie : la violence et les violations des droits dans leurs rangs, la souffrance des familles qui cherchent encore leurs enfants sans savoir où ils se trouvent, et la conscription des enfants de moins de 15 ans, qui était un point tellement contesté par les accusés depuis la négociation », déclare Hilda Molano de Coalico, un réseau de sept organisations qui travaillent avec les enfants dans les conflits et qui a poussé à ce que soient documentées ces aspects du recrutement qui, jusqu'à présent, n'étaient pas très visibles.
« Tout cela n'est plus mis en doute », dit-elle.