La Cedeao a décidé dimanche d'établir un tribunal spécial pour juger les crimes commis en Gambie entre 1994 et 2017 sous l'ex-dictateur Yahya Jammeh, réfugié en Guinée équatoriale, une décision "historique" réclamée de longue date par les victimes de ces atrocités et les défenseurs des droits humains.
Les chefs d’État et de gouvernement de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao), réunis dimanche à Abuja, "ont pris la décision historique d'établir un tribunal spécial pour la Gambie", a annoncé le ministère gambien de la Justice dans un communiqué transmis à l'AFP.
La Gambie fait face au défi de rendre justice pour la multitude de crimes commis pendant la vingtaine d'années (1994-2017) où Yahya Jammeh a dirigé d'une main de fer ce petit pays ouest-africain, enclavé dans le Sénégal à l'exception de sa façade maritime.
Jusqu'ici, les rares procès des crimes commis par le régime Jammeh se sont déroulés loin de la Gambie.
La décision de la Cedeao "permet aussi l'adoption des statuts du tribunal qui garantira la justice et l'établissement des responsabilités pour les graves violations des droits de l'Homme commises entre juillet 1994 et janvier 2017" sous M. Jammeh, indique le ministère.
"Étape historique"
"C'est une étape historique qui marque un pas important pour la Gambie, pour la région et pour la communauté internationale", souligne le communiqué.
Parmi les procès qui se sont déjà déroulés hors de la Gambie, l'ex-ministre de l'Intérieur gambien Ousman Sonko, qui fut proche de M. Jammeh, a écopé en mai en Suisse de 20 ans de prison pour crimes contre l'humanité.
Un tribunal allemand a, en novembre 2023, condamné à la prison à perpétuité Bai Lowe, 48 ans, un Gambien membre d'un escadron de la mort sous M. Jammeh, également pour crimes contre l'humanité.
Le gouvernement gambien a endossé en 2022 les recommandations d'une commission "Vérité, réconciliation et réparations" qui s'est penchée sur les atrocités perpétrées sous l'ère Jammeh.
Parmi elles, l'exécution de 240 à 250 personnes par les mains d'agents de l’État, des disparitions forcées, des viols, des actes de torture, des détentions arbitraires, jusqu'à l'administration contrainte d'un faux traitement contre le sida.
Les autorités ont accepté de poursuivre 70 personnes, à commencer par M. Jammeh, parti en exil en Guinée équatoriale en janvier 2017 après avoir perdu l'élection présidentielle de décembre 2016 face à l'actuel président Adama Barrow.
Le gouvernement gambien avait annoncé en février 2023 œuvrer avec l'organisation des États ouest-africains à la mise sur pied d'un tribunal chargé de juger les crimes commis sous les 22 ans de règne de l'ancien dirigeant.
L'équation de l'extradition
"Après des années de retard, cet accord (pour un tribunal spécial) pourrait enfin permettre aux victimes de Yahya Jammeh d'accéder à la justice", a déclaré dans un texte transmis dimanche à l'AFP Reed Brody, de la Commission internationale des juristes, qui a travaillé avec les victimes et les autorités gambiennes.
"Le tribunal devrait maintenant être financé et mis en place rapidement, avant que d'autres survivants ne meurent", a souligné M. Brody.
"Après les puissants témoignages publics de la commission de vérité, qui ont profondément marqué les Gambiens, on s'attend fortement en Gambie et dans le monde entier, à ce que justice soit faite", a-t-il dit.
Il a estimé qu'il "sera difficile pour la Guinée équatoriale de refuser de livrer Yahya Jammeh à un tribunal qui représente toute la région de l'Afrique de l'Ouest".
Le procès de l'ex-président Jammeh est encore très incertain car aucun accord d'extradition n'existe entre la Gambie et la Guinée équatoriale, petit pays d'Afrique centrale dirigé d'une main de fer par Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, qui détient le record mondial de longévité à la tête d'un Etat pour un dirigeant encore vivant et a remporté la présidentielle de novembre 2022 avec près de 95% des suffrages.
C'est aussi un dossier sensible en Gambie, pays toujours dans une phase de transition démocratique fragile, où l'ancien autocrate, bien qu'exilé, continue d'exercer une influence.
L'actuel président gambien Adama Barrow avait adhéré à l'idée de cour "hybride", formée de juges gambiens et étrangers, dans un discours prononcé en février 2023. "Nous proposons de développer un cadre judiciaire spécial et de créer une cour hybride pour juger les auteurs d'actes assimilés à des crimes internationaux", avait-il dit.