OPINION

Prince Y. Johnson : la grande évasion

Prince Y. Johnson était l’un des chefs de guerre les plus redoutés et les plus charismatiques du Liberia. Pourtant, il avait réussi à se réinventer en tant que prédicateur chrétien évangélique et politicien populaire dans le Liberia de l’après-guerre. Sa mort à l’âge de 72 ans laisse une trace controversée dans la mémoire collective libérienne, comme l’explique l’universitaire Aaron Weah.

Au Liberia, une statue de Prince Y. Johnson a été érigée devant des immeubles d'habitations. Un groupe de jeunes l'entoure, certains sont assis sur le piédestal. Photo : © D.R.
Statue de l’ancien rebelle libérien Prince Y. Johnson devenu prédicateur évangéliste, décédé le 28 novembre 2024. Adulé par certains dans son comté de Nimba, il a été pointé par la Commission vérité du Liberia comme auteur de crimes graves commis durant la guerre civile.
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Le 28 novembre 2024, les Libériens ont appris la nouvelle de la mort du sénateur Prince Y. Johnson, l’un des chefs de guerre les plus redoutés et les plus charismatiques du Liberia. Son décès à l’âge de 72 ans dans un hôpital de la banlieue de Monrovia, la capitale du Liberia, marque peut-être la fin de l’ère politique des seigneurs de la guerre, mais son héritage reste important, même dans la mort. Jusqu’à présent, la génération d’avant-guerre a été traumatisée par ses exploits guerriers, tandis que la génération d’après-guerre a souvent été hypnotisée par son charisme politique. Johnson s’est taillé une place controversée dans la mémoire collective. Pour certains, il est considéré comme un héros et un ethno-nationaliste, tandis que pour d’autres, il était auteur de violences, criminel de guerre, et la recherche des responsabilités dans la guerre civile aurait été incomplète sans qu’il soit déclaré coupable.

En réaction à l’annonce de sa mort, les Libériens des deux bords n’ont pas tardé à exprimer sur les réseaux sociaux leur vive émotion, mêlée de respect, d’amour et de haine : « Une légende vivante s’est éteinte », a écrit quelqu’un. Pour sa défense, un autre a écrit que si l’assassinat de Samuel K. Doe est la seule faute de Prince Johnson, alors il n’a rien à se reprocher. Doe était le premier président ‘autochtone’ du Liberia, dont la politique dans les années 1980 a conduit à un antagonisme ethnique entre les Krahns, les Gios et les Manos. En représailles, Johnson, lui-même issu de l’ethnie Gio, a rejoint le Front national patriotique du Liberia (NPFL) de Charles Taylor et a mobilisé les griefs de ses proches pour mener les guerres civiles destructrices du Liberia, du 24 décembre 1989 à 2003.

Prince Johnson réinventé

La réputation de Johnson est en soit quelque peu disproportionnée par rapport au temps qu’il a passé en tant que chef d’une faction armé. Au cours des 14 années de guerre civile au Liberia, Johnson a passé moins de trois ans dans le pays, bien moins que Taylor, qui est resté jusqu’à la fin.

Pendant l’opération Octopus, lancée par Taylor en 1992 contre la force maintien de la paix Ecomog, Johnson s’est réfugié au Nigeria après avoir échappé de justesse à la capture et à l’exécution par le NPFL. Au début de la guerre civile, Johnson s’est séparé du NPFL de Taylor et a formé son propre mouvement rebelle, appelé le Front patriotique national indépendant du Liberia (INPFL), une trahison pour Taylor. Utilisant plus de 200 enfants orphelins comme boucliers humains, Johnson a trouvé refuge auprès des forces de maintien de la paix d’Afrique de l’Ouest et a négocié son départ du Liberia.

Au Nigeria, il a rejoint un séminaire et est devenu évangéliste. Il a également profité de son exil pour écrire ses mémoires. Après plus de dix ans, Johnson est rentré au Liberia peu après la signature de l’accord de paix d’Accra, le 18 août 2003.

Le retour de Johnson et son ascension dans la politique libérienne d’après-guerre s’apparentent à une pièce de théâtre hollywoodienne bien mise en scène, où un méchant se réinvente, affichant sa rédemption et un nouvel objectif de vie. Pour bâtir son image soigneusement scénarisée, Johnson a utilisé deux symboles uniques, la Sainte Bible et ses mémoires, pour se réinventer en tant que chrétien né de nouveau, en tant que prédicateur et en tant qu’homme nouveau à qui l’on peut confier des fonctions publiques.

Dans une main, il tient la Bible qui, pour lui, symbolise la réconciliation, l’expiation et un nouveau départ. Il rend visite à la veuve de Samuel Doe et aux autres membres de la famille dans un esprit de pardon et pour tourner la page du passé. Le 9 septembre 1990, Johnson avait capturé le président du Liberia, Samuel Doe, et avait ordonné que son oreille soit arrachée avant qu’il ne soit tué – une scène qui avait été filmée par une équipe de télévision palestinienne, qui a largement diffusé la vidéo.

De l’autre côté, il brandit ses mémoires, The Rise and Fall of Samuel K. Doe : A Time to Heal and Rebuild Liberia (La montée et la chute de Samuel K. Doe : un temps pour guérir et reconstruire le Liberia). Si la Bible a été utilisée pour faire appel à ceux qui peuvent lui pardonner, les mémoires ont été l’instrument de l’ethno-nationalisme de Johnson, sa feuille de route pour utiliser des souvenirs déformés et les redéployer en tant qu’armes politiques.

Le faiseur de rois

Les premières élections de l’après-guerre au Liberia ont été marquées par la peur. À cette époque, le Liberia avait déjà conclu 13 accords de paix, qui avaient tous échoué. L’accord d’Accra était le quatorzième. Bien que Taylor - considéré comme le seigneur de la guerre le plus puissant - ait été retiré de l’équation politique libérienne, en raison de son inculpation pour crimes de guerre en Sierra Leone, rien ne garantissait que l’accord d’Accra serait différent des précédents. Dans certains comtés, Grand Gedeh et Nimba en particulier, les électeurs sentaient leur identité ethnique menacée. Johnson, qui était rentré d’exil quelques années auparavant, s’est présenté comme sénateur. Il a capitalisé sur l’insécurité ethnique de ses proches en recyclant des éléments de la mémoire collective des années 1980 et 1990.

Ainsi, dans les années 1980, le conflit entre deux putschistes et compagnons d’armes, Samuel Doe et Thomas Quiwonkpa, originaire du comté de Nimba, avait mal tourné et pris une dimension ethnique. Quiwonkpa, membre de l’ethnie Gio et mentor de Johnson, avait lancé un coup d’État en novembre 1985, à la suite d’élections truquées qui visaient à maintenir le président Doe au pouvoir. Le coup d’État déjoué, Quiwonkpa a été capturé et exécuté. Johnson, alors membre des Forces armées du Liberia (AFL), avait rejoint les rangs des putschistes, et s’était enfui en Côte d’Ivoire. En représailles, les Gios et les Manos ont été persécutés pour leur sympathie perçue à l’égard du coup d’État manqué de Quiwonkpa.

Lorsque le Liberia a sombré dans la guerre civile en 1989, cet antagonisme ethnique s’est envenimé et les deux camps se sont livrés à des massacres. Lors de la campagne électorale de 2005, Johnson a utilisé ces souvenirs comme une arme pour rallier les suffrages. « Si vous ne votez pas pour moi et que nous retournons à la guerre, ne comptez pas sur moi pour vous défendre », a-t-il notamment lancé. En effet, s’il y avait une personne dans tout le comté de Nimba qui pouvait prêcher l’ethno-nationaliste, c’était bien Johnson. Pour ses partisans, il avait gagné le droit de demander leur loyauté, en capturant, torturant et faisant exécuter devant les caméras la personne perçue comme une menace existentielle pour les Nimbiens, Doe.

La stratégie de campagne de Johnson s’est avérée redoutable. Les Nimbiens ont voté massivement dans l’ensemble du comté, ce qui a fait de lui un sénateur bien installé, dont le mandat a duré neuf ans. Après Montserrado, le comté de Nimba est le deuxième comté le plus peuplé du Liberia. Des leaders politiques comme Ellen Johnson Sirleaf [présidente de la République de 2006 à 2018], qui n’était pas convaincue initialement de l’influence de Johnson dans le comté, se sont rapidement rapprochés de lui et ont obtenu son soutien pour le second tour des élections. À partir de 2005, tous ceux qui voulaient devenir président devaient obtenir la bénédiction de Johnson. Sa stratégie consistant à se transformer en prédicateur, en messager de la bonne nouvelle du Christ, tout en mobilisant la mémoire collective, lui a assuré le contrôle politique de ce comté-clef. Les élections de 2005 ont peut-être produit la première femme présidente d’Afrique, mais elles ont également enfanté le faiseur de roi des élections de l’après-guerre au Liberia, une position que la Commission vérité et réconciliation (CVR) du Liberia s’efforcera par la suite de déconstruire.

La CVR, théâtre de la rédemption

Trois ans après ces élections, la CVR libérienne a organisé ses premières auditions publiques. Elle a convoqué des acteurs clés, dont notamment les anciens chefs de factions armées, tels que Johnson, afin qu’ils rendent compte de leur rôle pendant les guerres civiles, qu’ils expriment leurs remords et qu’ils demandent pardon. Cependant, la tribune offerte par la CVR a été utilisée par les anciens chefs de guerre pour faire de la figuration.

Johnson a lu des pages de ses mémoires, a raconté des demi-vérités et a justifié ses atrocités. Il a aussi remis au goût du jour ses refrains populistes utilisés durant les combats. Johnson a expliqué qu’il était un soldat professionnel dont la mission était de renverser un dictateur et de ramener le pays à un régime civil. Un argument souligné avec force lorsqu’il a déclaré : « Avant 1985, j’étais un soldat inconnu. » Johnson a utilisé cette rhétorique pour montrer son amour pour son peuple, affirmant qu’il a rejoint le coup d’État pour défendre son peuple et lui rendre justice. Ses apparitions publiques étaient souvent interrompues par un groupe de jeunes et de moins jeunes Libériens qui l’acclamaient, fascinés par son talent d’orateur.

Consciente que les auteurs de crimes avaient utilisé ses audiences comme un théâtre pour se réinventer, la CVR a voulu dans son rapport final faire une démonstration de force. Le document, publié un an plus tard, cite Johnson comme l’un des auteurs des violations. Sur la liste des douze factions belligérantes, l’INPFL, la faction de Johnson, est accusée d’avoir commis 2 % du total des violations. Le rapport recommande que Johnson et toutes les personnes figurant sur la liste fassent l’objet d’une enquête pour crimes de guerre.

La naissance de la politique du silence

S’appuyant sur sa popularité croissante dans le comté de Nimba, Johnson s’est présenté à l’élection présidentielle de 2011. Même s’il savait qu’il ne pourrait gagner, il a utilisé la troisième place qu’il a obtenue pour démontrer sa force en dehors de son comté natal et pour s’assurer d’avoir une voix plus forte sur la gouvernance future du Liberia. Mais avec la réélection de Sirleaf-Johnson et la consolidation de la position de Johnson, le rapport final de la Commission vérité a été mis à l’épreuve et ce fut le début de la « politique du silence ».

L’argument de Johnson en faveur de cette politique du silence était que l’accord d’Accra portait sur la réconciliation et non sur les poursuites judiciaires. Au sein de son église évangélique, baptisé la Chapelle des ministères de la foi, dont il est à la fois le fondateur et le chef spirituel, et à la radio publique, il a affirmé que ceux qui demandaient des enquêtes étaient contre la paix et la stabilité, que la poursuite des crimes de guerre était contre-productive et allait à l’encontre de l’esprit de l’accord d’Accra.

Il a utilisé cette position pour forger de nouvelles alliances politiques et saper la mise en œuvre du rapport final de la Commission vérité. En 2017, il a soutenu la présidence de George Weah. Lorsque des rumeurs ont circulé selon lesquelles Weah créerait un tribunal pour juger les crimes de guerre s’il remportait un second mandat, Johnson a changé de camp et a soutenu Joseph Boakai en 2023.

Juger les crimes de guerre sans Johnson

C’est ainsi que dans la mort, Prince Johnson a accompli sa dernière évasion. Il ne répondra jamais de son rôle dans la guerre civile devant un tribunal compétent. Mais cette évasion est aussi une nouvelle opportunité, celle de sortir de la vision étroite qu’impose souvent le cadre normatif et simplifié de la justice transitionnelle lorsqu’il s’agit d’aborder le passé.

Le Liberia est actuellement en train de créer un Bureau chargé d’établir le Tribunal des crimes de guerre et crimes économiques. La stratégie des poursuites a été en partie construite en considérant la culpabilité présumée de Prince Johnson, même si les guerres étaient complexes et impliquaient différents acteurs, ménages, communautés, voisins, familles et amis. La mort de Prince Johnson offre donc une nouvelle occasion d’examiner la société de plus près et de concevoir une stratégie qui soit fidèle à ses complexités.

Aaron WeahAARON WEAH

Aaron Weah (sans lien de parenté avec le président George Weah) est un militant de la société civile et un spécialiste de la justice transitionnelle avec plus de dix-huit ans d’expérience. Il est co-auteur de « Impunity Under Attack : Evolution and Imperatives of Liberia’s Truth and Reconciliation Commission » et doctorant à l’Institut de justice transitionnelle de l’Université d’Ulster, au Royaume-Uni. Il a étudié la commémoration par les communautés locales de la violence politique perpétrée par des massacres (de 1979 à 2003). Il est directeur de l’Institut Ducor, un groupe de réflexion basé au Liberia.