Les audiences de la plus grande affaire jamais portée devant la Cour internationale de justice (CIJ) se sont déroulées du 2 au 13 décembre 2024. Plus de 100 nations et organisations internationales ont pris la parole devant les juges de La Haye pour évoquer les obligations légales des États pollueurs en matière de lutte contre le changement climatique et de protection des pays et des communautés les plus touchés.
Cet imposant dossier juridique est mené par les États du Sud, précise Arnold Kiel Loughman, procureur général de la République de Vanuatu, dans une déclaration du 13 décembre 2024, alors que la procédure touchait à sa fin. « Les pollueurs historiques sont responsables des dommages que notre petit État insulaire et de nombreuses autres nations ont dû subir en raison des effets du changement climatique, tandis que les émissions de gaz à effet de serre non maîtrisées, les subventions aux combustibles fossiles et la poursuite de l’exploration et de l’extraction par ces mêmes pollueurs historiques continuent d’alimenter la crise climatique. »
Le Vanuatu, un archipel de 83 petites îles de l’océan Pacifique, est à l’origine de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de 2023 visant à demander à la plus haute juridiction de l’Onu un avis consultatif sur deux questions principales. Premièrement, « quelles sont, en droit international, les obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et pour les générations présentes et futures ? » Deuxièmement, quelles sont « les conséquences juridiques pour les États qui, par leurs actes et omissions, ont causé des dommages significatifs » à l’environnement, en particulier en ce qui concerne les petites nations insulaires et les communautés vulnérables.
« Tout le monde se lève pour la justice climatique »
Au début des audiences, quelques dizaines de manifestants se sont rassemblés devant la porte du Palais de la Paix, à La Haye, avec des banderoles portant des slogans tels que « Tout le monde se lève pour la justice climatique ». À l’intérieur du tribunal, des représentants, avocats et conseillers juridiques de dizaines d’États ont pris place sur les bancs, certains vêtus de tenues traditionnelles et quelques représentants des petits États insulaires portant des colliers et des coiffes de perles colorées.
« Il pourrait bien s’agir de l’affaire la plus importante de l’histoire de l’humanité », déclare Ralph Regenvanu, envoyé spécial de la République de Vanuatu pour le changement climatique et l’environnement, lors de la première journée d’audience. « Au fil des millénaires, nos peuples ont bâti des cultures et des traditions vivantes qui sont intimement liées à nos terres et à nos mers ancestrales. Pourtant, aujourd’hui, nous nous trouvons en première ligne d’une crise que nous n’avons pas créée ⎯ une crise qui menace notre existence même et celle de tant d’autres peuples. »
« Nous attendons de la Cour qu’elle reconnaisse que la conduite qui a déjà causé d’immenses préjudices à mon peuple et à tant d’autres est illégale, qu’elle doit cesser et que ses conséquences doivent être réparées », ajoute Regenvanu, en s’adressant à la plus haute juridiction des Nations-unies. Son pays fait partie du Groupe de tête mélanésien, une sous-région de l’Océanie située dans le sud-ouest de l’océan Pacifique, qui comprend également les îles Fidji, la Papouasie Nouvelle-Guinée, les îles Salomon et la Nouvelle-Calédonie. Ces îles, ainsi que de nombreuses autres nations gravement touchées par les conséquences du changement climatique en Asie et en Afrique, se font l’écho des arguments de Vanuatu.
« Il s’agit d’un moment historique et majeur pour la justice climatique », explique à Justice Info Vishal Prasad, directeur de campagne des étudiants des îles du Pacifique luttant contre le changement climatique. Ce groupe de jeunes est à l'origine de l’idée de porter l’affaire devant la CIJ et a fait campagne pour que le Vanuatu pousse l’Onu à demander un avis consultatif. « Travailler sur ce dossier pendant cinq ans pour finalement arriver devant la CIJ est un moment très émouvant », ajoute Prasad.
Les avis consultatifs de la CIJ ne sont pas contraignants, mais ils ont un poids moral et politique. Et l’avis de la Cour, qui est attendu en 2025, a le pouvoir d’influencer les litiges climatiques dans le monde entier.
Le droit à l’autodétermination et aux réparations
Margaretha Wewerinke-Singh, conseillère juridique du Vanuatu et du Groupe de tête mélanésien, demande à la Cour d’établir également les conséquences juridiques des dommages causés à d’autres États. Le 2 décembre 2024, elle fait valoir que les pays pollueurs doivent cesser leurs agissements : « Cela signifie qu’il faut non seulement mettre fin aux actions qui alimentent le feu – telles l’expansion et les subventions pour les combustibles fossiles – mais aussi démanteler les structures systémiques qui alimentent les émissions. »
Elle évoque aussi des garanties de non-répétition, « y compris des garanties efficaces contre les fausses solutions qui risquent d’aggraver le préjudice, comme la géo-ingénierie », ainsi que les réparations. Celles-ci peuvent prendre la forme de restitutions, telles que la restauration des écosystèmes, des compensations monétaires « pour les préjudices irréparables », et une reconnaissance morale, ajoute-t-elle.
La délégation mélanésienne souligne également l’impact du changement climatique sur leur droit à la vie, à un environnement sain et propre et à l’autodétermination. « Le changement climatique est en train de priver nos peuples de leur autodétermination durement acquise », déclare aux juges Ilan Kiloe, conseiller juridique du Groupe de tête mélanésien, quelques décennies seulement après que les îles ont « émergé de la domination coloniale ». Portant autour du cou les traditionnels colliers de perles jaunes, il parle avec force et passion. Selon lui, la crise climatique va de pair avec l’histoire coloniale car les nombreux pays colonisateurs sont également responsables de la majorité des émissions de gaz à effet de serre.
« Vous avez le pouvoir de nous aider à rectifier le tir et à renouveler l’espoir dans la capacité de l’humanité à relever le plus grand défi de notre temps », appuie Cynthia Houniuhi, présidente des étudiants des îles du Pacifique luttant contre le changement climatique, le 2 décembre. Née dans les îles Salomon, une décoration traditionnelle de perles rouges ornant sa tête, Houniuhi épelle la traduction de chaque concept dans son idiome natal : « C’est sur notre terre (Mako) que nos valeurs et nos principes sont enracinés, préservés et transmis de génération en génération. Le changement climatique compromet notre capacité à respecter ce contrat sacré. »
Les effets considérables du changement climatique
L’impact catastrophique de la crise climatique sur les communautés du Pacifique est largement documentée par les avocats mélanésiens. L’un d’entre eux est Julian Aguon, du cabinet d’avocats Blue Ocean Law. « Un village situé à l’embouchure d’une rivière dans la province du golfe de Papouasie Nouvelle-Guinée vit de nouveau sur les toits », déclare-t-il lors d’une conférence de presse au Palais de la Paix, le 2 décembre. Les habitants de Veraibari, « dont les ancêtres ont vécu sur les rives du delta de la rivière Kikori depuis des temps immémoriaux, ont déjà été déplacés quatre fois en raison de l’élévation du niveau de la mer. Il s’agira de leur cinquième et dernier déplacement. Le dernier, parce qu’il n’y a tout simplement plus d’endroit où aller à l’intérieur des terres ». Aguon souligne qu’à mesure que le niveau de la mer monte, les cimetières sont emportés, les écoles et les maisons sont inondées et les terres agricoles deviennent inaccessibles.
Les conséquences s’accumulent et rendent difficile aux communautés de réparer leurs pertes, déclare Prasad. Les cyclones récents et récurrents, ainsi que d’autres phénomènes météorologiques extrêmes, ont en fait coûté des millions de dollars aux petites îles pour se remettre sur pied. « Il semble que nous soyons dans un cycle où nous sommes frappés par un impact climatique après l’autre, et où nous sommes constamment en train de réparer. C’est très frustrant et triste. Nous faisons face à ce problème depuis si longtemps. »
« Il est encore temps d’éviter les pires conséquences si les États parviennent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre », déclare Eselealofa Apinelu, secrétaire générale de la Commission des petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international, lors de la dernière journée d’audition.
Les pollueurs, « comme si de rien n'était »
Au cours des deux semaines d’audition, certains pays expriment des arguments opposés à ceux des petites îles et des nations touchées par le changement climatique. « Imposer des obligations ou des conséquences qui vont au-delà ou entrent en conflit avec celles contenues dans le régime du traité spécialisé sur le changement climatique [l’Accord de Paris et la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, CCNUCC] risquerait de saper l’intégrité de ce régime » et de nuire aux progrès futurs, déclare le prince Jalawi Turki al Saud, au nom du gouvernement saoudien.
Le premier jour des auditions, la représentante allemande, Wiebke Rückert, plaide que l’Accord de Paris et la CCNUCC sont les « traités décisifs lorsqu’il s’agit de déterminer les obligations juridiques des États en vertu du droit international dans le contexte du réchauffement planétaire et du changement climatique ». Rückert ajoute que, dans ces accords, les pays « ont trouvé un équilibre minutieux entre les clauses juridiquement contraignantes et les engagements politiques non contraignants ».
La Chine, premier émetteur mondial de gaz à effet de serre avec les États-Unis, déclare le 3 décembre espérer que « la Cour maintiendra le mécanisme de négociation des Nations Unies sur le changement climatique en tant que canal principal de la gouvernance mondiale du climat ».
Des arguments similaires sont avancés le lendemain par la délégation américaine, qui soutient que la Cour devrait s’appuyer sur l’Accord de Paris et ne pas établir d’autres obligations que celles négociées par les États. Dans le cadre du régime de l’Accord de Paris, chaque État peut déterminer ses propres CND (contribution déterminées au niveau national), son plan d’action national. Selon la conseillère juridique américaine Margaret Taylor, les CDN reflètent déjà les « “responsabilités communes mais différenciées et les capacités respectives” des parties, à la lumière des différentes circonstances nationales ». Elle souligne que ces plans représentent une « importante et contraignante obligation d’effort », mais pas de « résultat ».
Plusieurs pays européens, dont la France, les Pays-Bas, l’Espagne et le Royaume-Uni, ainsi que le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède conjointement, ont pris part aux auditions. L’Union européenne a également été entendue dans l’après-midi du 13 décembre. André Bouquet, conseiller juridique et membre du service juridique de la Commission européenne, explique que le groupe est d’accord avec le caractère central de la CCNUCC. Il ajoute que « l’UE rappelle le caractère intrinsèquement non contradictoire de la procédure d’avis consultatif devant la Cour. En tant que telle, elle ne devrait pas permettre de conclure à des violations avérées, ou même probables, de la part d’États ou de groupes d’États ».
« C'est très triste d’entendre ces arguments », dit Prasad. « Ils veulent continuer à faire comme si de rien n’était alors que le monde est en train de brûler. »
La Cop29, un échec pour les États du Sud
« Nous ne pouvons pas attendre encore quelques décennies dans l’espoir que les négociations sur le climat aboutissent à l’action climatique nécessaire pour mettre fin aux conséquences catastrophiques actuelles du changement climatique, sans parler des remèdes à apporter aux dommages que nous avons déjà subis », déclare Loughman, faisant part du sentiment d’urgence. « Les pollueurs historiques continuent de se cacher derrière la sécurité du régime climatique », évitant ainsi toute responsabilité réelle, ajoute-t-il. Pourquoi les lois internationales fondatrices, telles que « le devoir d’empêcher des dommages à un autre État », ne devraient-elles pas être applicables dans ce cas, demande-t-il.
Les audiences de la CIJ ont commencé une semaine après la fin de la Cop29, qui s’est tenue du 11 au 22 novembre à Bakou, et au cours de laquelle les pays les plus riches se sont mis d’accord sur un financement annuel de 300 milliards de dollars pour aider les États les plus pauvres à faire face au changement climatique d’ici à 2035. C’est trois fois le montant actuel de 100 milliards de dollars par an, mais bien moins que les 1.300 milliards de dollars par an demandés par le groupe africain à la COP, ou les 1.000 milliards de dollars par an en fonds publics et privés jugés nécessaires par le groupe d’experts mandaté par l’Onu.
Pour de nombreux pays du Sud, le résultat est donc insuffisant et la COP n’a pas réussi, une fois de plus, à conclure des accords sur un financement adéquat et la réduction des émissions. Selon le dernier rapport de l’Onu, les gaz responsables du changement climatique s’accumulent plus rapidement qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire, ce qui compromet la possibilité d’arrêter le réchauffement à une hausse de 1,5 degré, comme le prévoit l’Accord de Paris de 2015.
L’espoir est que l’avis de la CIJ responsabilise les grands pollueurs dans les négociations futures, où pour l’instant les engagements se font sur la base du volontariat. Les obligations juridiques, détaillées dans les traités et chartes existants et énumérées dans la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, comprennent notamment la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, la Convention de Vienne pour la protection de la couche d’ozone, la Convention sur la diversité biologique, ainsi que les principes et les obligations du droit international coutumier.
Un appui aux litiges climatiques à travers le monde
La décision des juges pourrait influencer les litiges climatiques dans le monde, dont le nombre a explosé au cours de la dernière décennie. Selon la base de données sur les litiges climatiques du Sabin Center for Climate Change Law, 2.666 affaires ont été introduites depuis 1986, dont environ 70% depuis 2015. En 2024, deux autres affaires internationales relatives au climat ont été conclues.
En mai 2024, les 21 juges du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) ont rendu un avis consultatif confirmant que les émissions anthropiques de gaz à effet de serre polluent le milieu marin et que les États ont l’obligation de prévenir, de réduire et de maîtriser cette pollution et de protéger la mer de ses effets. Un peu plus d’un mois auparavant, en avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu son arrêt dans l’affaire KlimaSeniorinnen c. Suisse, affirmant que les États peuvent être tenus internationalement responsables des violations découlant de leurs contributions au changement climatique.
« Le monde entier verra les effets du changement climatique, c’est un problème existentiel pour tout le monde », conclut Prasad. « Plus tôt nous en prendrons conscience, mieux ce sera. Mais nous espérons que le monde s’en rendra compte avant que le Pacifique et de nombreuses communautés en première ligne ne perdent tout ce qu’ils ont. »