Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

Ian Lundin parle enfin

Au procès de la compagnie pétrolière suédoise, Lundin Oil, qui s'est ouvert en septembre 2023, à Stockholm, deux dirigeants de l'entreprise sont jugés pour complicité de crimes de guerre commis au Soudan entre 1997 et 2003. A la barre, le président Ian Lundin dit souvent ne pas se souvenir ou minimise son niveau d'implication sur le terrain.

Ian Lundin, ancien président de la compagnie pétrolière suédoise Lundin Oil, s'adresse à la presse lors de son procès en Suède pour complicité présumée dans des crimes de guerre commis au Soudan.
« Je trouve que c’est normal que nous ayons été dépendants du gouvernement [de Khartoum] pour la sécurité, et si l’armée était considérée comme devant assurer la sécurité, c’était leur décision, pas la nôtre », a expliqué Ian Lundin devant le tribunal de Stockholm, en décembre dernier.
6 min 16Temps de lecture approximatif

Ce 11 décembre 2024, au 164e jour des débats, soit tout juste à mi-parcours du plus gros procès de l’histoire de Suède, Ian Lundin, l’un des deux accusés, parle enfin. Président à l’époque de Lundin Oil, une compagnie pétrolière suédoise qui a changé plusieurs fois de nom, il est accusé, au côté d’Alexandre Schneiter, qui occupait entre autres le poste de PDG, de complicité de crimes de guerre commis au Soudan entre 1997 et 2003.

L'enquête menant à ce méga-procès de deux ans et demi a été ouverte en 2010 après que le procureur Magnus Elving, décédé il y a un an, a lu le rapport « Unpaid Debt » de l’ONG European Coalition on Oil in Sudan (ECOS). Ce document examinait les crimes de guerre commis dans le bloc 5A pendant les années où le consortium pétrolier, dirigé par Lundin Oil AB, y opérait. Selon ce rapport, dans ce bloc qui couvre une surface de 29.885 km2 dans l’état d’Unité, aujourd’hui au Soudan du Sud, 12.000 personnes avaient perdu la vie et 160.000 autres avaient été déplacées au cours de cette période.

Plusieurs jours sont dédiés à l’interrogatoire de Lundin, qui a été interrompu pour les vacances de Noël et reprendra à la mi-janvier pour quelques jours, avant que ce soit au tour d’Alexandre Schneiter d’être interrogé pendant une semaine par les procureurs, les représentants des parties civiles, puis par ses propres défenseurs.

« Je ne me souviens pas »

Dans la salle 34 du deuxième étage du palais de justice de Stockholm se met en place un surprenant échange en plusieurs langues. Durant les quatre journées d’interrogatoire mené avant la trêve de Noël, la procureure Karolina Wieslander pose ses questions en suédois à Lundin, citoyen suédois qui parle mal le suédois, ayant vécu toute sa vie à l’étranger et qui, s’il comprend les questions dans cette langue, avait demandé à répondre en français ou en anglais, langue finalement retenue. Depuis le début du procès, à l’exception des parties civiles venues du Sud-Soudan, seul Alexandre Schneiter suit les échanges avec un casque sur les oreilles, lui seul ne comprenant pas le suédois. Lors des pauses dans la cafétéria du tribunal, les deux accusés échangent par ailleurs en français.

A la barre, Lundin explique que l'International Petroleum Corporation – l’ancêtre de Lundin Oil, devenu aujourd’hui Orrön Energy – était une entreprise de prospection pétrolière axée sur la recherche et la vente de concessions, et qu'il y occupait des fonctions de direction, en insistant sur sa délégation des responsabilités techniques à ses subordonnés.

Mais dans la salle 34, les questions vont se heurter à une réponse qui va vite devenir mécanique de la part de Lundin : « Je ne me souviens pas. » Une réponse frustrante en apparence, mais qui ne freine pas les procureurs qui se relaient pour tisser patiemment leur toile, question après question, afin de montrer à quel point la compagnie était liée à l’armée soudanaise.

La gestion de la sécurité du Bloc 5A

Lundin est interrogé sur les processus de rapport et de prise de décision au sein de l'entreprise, notamment sur les rapports de sécurité provenant de Khartoum. Il nie une implication directe dans les décisions opérationnelles liées à la sécurité. « Dans une opération éloignée comme le Soudan, la communication est limitée et les décisions doivent être prises localement », assure-t-il.

« Qui prenait la décision finale concernant les protocoles de sécurité et les interventions militaires autour du bloc 5A ? », demande la procureure. « Les décisions militaires n’étaient pas de notre ressort. C’était le gouvernement soudanais qui décidait des mesures de sécurité autour de nos opérations », répond l’accusé. « Je trouve que c’est normal que nous ayons été dépendants du gouvernement [de Khartoum] pour la sécurité, et si l’armée était considérée comme devant assurer la sécurité, c’était leur décision, pas la nôtre », dit-il un peu plus tard.

- « Donc, reprend la procureure, il était apparemment accepté que l’armée assurerait la garde. Comment est-on arrivé à cette solution ?

- Je ne pense pas qu’il y a eu de négociation. C’est le résultat du constat que la police locale n’était pas capable d’assurer la sécurité.

- Mais qui est arrivé à cette solution ? insiste la procureure.

- Je ne sais pas, mais ce serait normal pour l’armée régulière d’agir comme garde principal, à partir du moment où la police locale n’en était pas capable.

- Et qui a mandat pour tenir ce genre de discussion ?

- La direction locale.

- Qui ?

- Je ne peux pas répondre exactement. »

Après la pause, la procureure reprend :

- « Si j’ai bien compris, c’était les SSDF (South Sudan Defence Forces, une milice qui travaillait à ce moment-là pour le gouvernement de Khartoum) qui avaient la responsabilité de la sécurité dans la zone. Vous parlez de police locale. On parle de la même chose ? 

- Police locale et SSDF, je ne fais pas vraiment de différence. »

Carte localisant le
Le bloc 5A délimitant l'exploitation pétrolière de Lundin au Soudan, sur une carte de l'entreprise datant de mai 1998. La partie hachurée indique des activités rebelles interdisant son survol.

Pas d'implication au niveau local ni opérationnel ?

Au fil des questions, Lundin explique que les décisions relatives à la sécurité étaient gérées par l'équipe locale au Soudan et que son propre rôle était limité à un niveau stratégique, loin des décisions opérationnelles. Ian Lundin donne l’impression d’avoir été dans une position telle, au sein de l’entreprise, qu’il n’était pas au courant des détails des décisions prises sur le terrain. Ce qui va logiquement faire monter la pression sur son co-accusé, le Suisse Alexandre Schneiter, qui occupait lui un rôle de terrain bien plus opérationnel. Certaines des réponses de Lundin illustrent toutefois la position compliquée dans laquelle il se trouve.

Entre novembre 2023 et février 2024, lors de la présentation des faits du point de vue de leur client, les avocats de Lundin ont répété en boucle que les conflits dans le bloc 5A relevaient essentiellement des conséquences de vols de bétail entre clans, parfois occasionnés par les rebelles, qui n’avaient donc rien à voir avec les activités d’exploration pétrolière de Lundin.

Lors de son interrogatoire, entamé en décembre dernier, Lundin reste évasif, ne reprenant pas l’argumentaire de ses avocats, évitant de montrer s’il avait un degré d’implication important dans la conduite des affaires sur le terrain ou une connaissance trop fine de la situation locale.

Par exemple, la construction d'une route était essentielle pour accéder à la zone de prospection. Cependant, Lundin affirme que la décision de la construire avait été prise par les équipes locales, sans son implication directe. Quand l'accusation soutient que cette route nécessitait des opérations militaires dans des zones sensibles, Lundin nie avoir été informé de ces aspects.

A chaque obstacle, trou de mémoire ou distanciation à cause de sa position loin du terrain, l’accusation essaie de rebondir.

- « Ne saviez-vous pas que la militarisation de la région visait à faciliter vos opérations, au détriment des civils ?

- Ma compréhension était que l’armée était une force neutre dans ces conflits entre factions et qu’elle aurait un effet stabilisateur.

- Comment la présence de l’armée pourrait-elle vous permettre d’être considéré comme neutre ?

- C’était la conclusion du management local », répond Lundin.

Des radios fournis aux soldats soudanais

Quand le procureur Henrik Attorps prend la suite, il affiche un rapport confidentiel de la compagnie, daté de juin 1999, abordant la sécurité et évoquant la nécessité d’améliorer les communications. Citant le point 9 du rapport, il parle de l’équipement de militaires par Lundin, avec notamment des radios pour 13 hommes devant garder la base de Rubkona. Lundin prend le temps de lire le document qui s’affiche sur l’écran mural face à lui, au-dessus du procureur, et répond calmement après quelques instants. « Ce n’est pas ce qu’il y a écrit, cela dit que des gardes vont être équipés. »

Le procureur passe à un autre point du document, avant d’arriver au point 32.

- « Il est également indiqué que l'armée soudanaise recevra des systèmes de communication pour les convois, des radios HF et VHF. Voyez-vous un problème à fournir ce type d'équipement à l'armée, qui est impliquée dans une guerre civile ?

- Encore une fois, il s'agissait d'une force de garde pour des besoins de protection, répond Lundin.

- Vous ne voyez aucun problème au fait que si vous fournissez des radios à l'armée, vous l'aidez également de manière générale ?, insiste le procureur, sous-entendu pour ses opérations de guerre civile.

- Non, ce n'est pas ainsi que je vois les choses », répond Lundin.

Tous nos articles au sujet de :