OPINION

Sortir du labyrinthe judiciaire dans l’Irak de l’après-Unitad

Blâmer la fermeture prématurée de l’Unitad n’apportera rien de bon à personne, estime Bojan Gavrilovic, avocat spécialisé dans les droits humains. L’Irak et l’Onu devraient utiliser les preuves recueillies par l’Unitad pour créer un mécanisme de justice pénale en Irak, centré sur les rescapés, et améliorer le système d’archivage de l’Onu pour aider les futures enquêtes sur les crimes de Daech à travers le monde.

En Irak, une équipe de l'Unitad réalise des fouilles (exhumations) sur les lieux d'une fosse commune. Plusieurs personnes, dont certaines en blouse blanche, s'affairent autour d'un trou creusé sur le sol d'une zone désertique.
Une équipe de l'Unitad lors d'exhumations sur les lieux d'une fosse commune, en 2023. Photo : © UN photo / Unitad
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En 2017, à la suite d’une demande de l’Irak, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 2379 portant création de l’équipe d’enquête chargée de promouvoir la responsabilité pour les crimes commis par Daech/EIIL (Unitad) afin de soutenir les efforts nationaux visant à déterminer la responsabilité du groupe État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Basée à Bagdad, bénéficiant d’une liberté de mouvement garantie et d’un accès sans entrave aux lieux, aux matériels et aux personnes jugés nécessaires à l’accomplissement de son mandat, l’Unitad a été une équipe très particulière parmi les organes d’enquête de l’Onu, qui possédait une excellente base de départ.

L’Unitad a fonctionné pendant sept ans avec un budget annuel de 22 millions de dollars américains. Cependant, son mandat a pris prématurément fin quand, en septembre 2023, l’Irak a demandé au Conseil de sécurité des Nations unies de renouveler le mandat de l’Unitad pour un an, sans possibilité d’extension, et ce, sans consulter les rescapés ni la société civile. En outre, l’Unitad a été appelée à remettre tous les éléments de preuve obtenus en Irak, y compris les témoignages, à cesser de partager les éléments de preuve avec des États tiers et à révéler à l’Irak la nature de tout élément de preuve déjà partagé.

En conséquence, le mandat de l’Unitad a officiellement pris fin le 17 septembre 2024 sans qu’il y ait eu une seule affaire de crime international jugée en Irak, ni même en cours de procédure devant un tribunal. Avec une implantation sur le terrain dans l’État où les crimes ont été commis, des auteurs présumés non affiliés à un État, un gouvernement hôte coopératif, un soutien international important, une société civile solidaire et des rescapés désireux de voir la justice être rendue et plus que volontaires pour coopérer, la fin prématurée de l’Unitad soulève une question : qu’est-ce qui n’a pas fonctionné et pourquoi le mandat n’a pas atteint son plein potentiel ?

L’arrangement sur le partage des preuves

L’essentiel du mandat de l’Unitad consistait à collecter, préserver et stocker les preuves des atrocités commises par l’EIIL en Irak, à veiller à ce qu’elles soient utilisées devant les tribunaux nationaux et à soutenir les enquêtes dans les États tiers. En outre, l’Unitad était censée contribuer au renforcement des capacités du système judiciaire et aider à l’élaboration et à la mise en œuvre du cadre législatif requis. L’Unitad était appelée à partager les éléments de preuve qu’elle recueillait uniquement en vue d’une utilisation dans le cadre de procédures pénales équitables et indépendantes et conformément aux politiques et aux bonnes pratiques des Nations unies, y compris l’interdiction de partager des éléments de preuve avec des États qui appliquent la peine de mort.

L’applicabilité des politiques des Nations unies au mandat de l’Unitad et, par conséquent, les modalités de partage des éléments de preuve avec l’Irak ont été directement abordées lors des négociations entre le secrétaire général des Nations unies et l’Irak, et stipulées dans les termes du mandat final de l’Unitad, approuvé par l’Irak. L’Irak en était donc parfaitement conscient et a accepté de prendre les dispositions nécessaires pour recevoir et utiliser les éléments de preuve que l’Unitad devait recueillir. De son côté, l’Unitad avait accepté d’informer l’Irak chaque fois qu’elle partagerait les éléments de preuve avec des États tiers. Enfin et surtout, si elle venait à partager avec les autorités irakiennes ou toute autre autorité des éléments de preuve obtenus auprès de survivants et d’autres témoins, l’Unitad était tenue de demander et d’obtenir leur consentement éclairé au préalable.

Pas de crimes internationaux pour le groupe État islamique

Plus de dix ans après le conflit avec le groupe État islamique en Irak, six ans après le déploiement des opérations de l’Unitad et quatre mois après leur conclusion, aucun progrès n’a été réalisé pour combler le gouffre de l’impunité pour les crimes internationaux commis par le groupe État islamique en Irak. En d’autres termes, en Irak, aucun membre de Daech n’a été tenu pour responsable des atrocités commises. Au cours de la même période, cependant, jusqu’à 70.000 personnes ont été condamnées pour appartenance à une organisation terroriste en vertu des lois antiterroristes irakiennes, non seulement sans une participation significative des survivants, mais aussi sans garanties de procès équitable.

Malgré les promesses occasionnelles, l’Irak n’a pas encore adopté de législation intégrant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide dans son système juridique, ni désigné de mécanisme de responsabilité pénale ayant compétence pour les crimes internationaux. L’initiative menée par la Coalition pour des réparations justes – une alliance d’ONGs irakiennes défendant le droit des survivants à la justice et aux réparations, et incorporant des éléments favorables aux rescapés dans le futur mécanisme de responsabilité – a été largement ignorée.

En outre, une initiative du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) visant à promulguer une telle législation au niveau régional a été bloquée par la Cour suprême fédérale irakienne. Récemment, dans leurs décisions contre les militants du groupe État islamique en application de la législation antiterroriste, les tribunaux irakiens ont commencé à se référer à la loi sur les survivants yézidis et à sa qualification des crimes contre les Yézidis et d’autres minorités comme génocide et crimes contre l’humanité. Il va sans dire que la simple référence à une reconnaissance légale du génocide est un piètre substitut à une qualification appropriée de ces actes dans les procédures pénales nationales.

Aucune preuve admissible transférée ?

Une partie des griefs de l’Irak était qu’au lieu de transmettre des preuves recevables telles les déclarations de témoins et des preuves matérielles, l’Unitad n’a transmis que des rapports et des résumés sans aucune valeur probante.

Il semble que l’Unitad ait transféré une partie de ses éléments de preuve à l’Irak, mais principalement des versions numérisées de documents qu’elle avait reçus en premier lieu des autorités irakiennes, ainsi que des informations reçues de témoins, d’États tiers et d’organisations de la société civile, lorsqu'elle avait obtenu leur consentement. Dans le cadre de sa stratégie post-Unitad, le gouvernement irakien a créé un Centre national, un organe spécifique composé de fonctionnaires judiciaires, dont la mission est de conserver et d’utiliser toutes les preuves des crimes commis par le groupe État islamique, y compris celles obtenues auprès de l’Unitad. Cependant, on ne sait toujours pas quel cadre juridique national sera appliqué – la loi antiterroriste, le code pénal irakien ou la loi sur les crimes internationaux qui n’a pas encore été promulguée – lors des prochaines procédures visant à juger la responsabilité pénale des membres de Daech.

Avant la fin du mandat de l’Unitad, le secrétaire général de l’Onu a publié un rapport appelant à la modernisation du système d’archivage de l’Onu afin de permettre la gestion active de tous les éléments de preuve liés au groupe État islamique, soit quelque 52 téraoctets de documentation numérisée. Une telle mise à niveau, effectuée conformément aux normes du droit pénal international, permettrait de répondre aux demandes des autorités étatiques compétentes du monde entier, y compris de l’Irak. Malheureusement, et malgré le plaidoyer de la société civile irakienne, l’appel du secrétaire général des Nations unies n’a pas été entendu. Par conséquent, les preuves détenues par l’Unitad ne peuvent pas être actuellement utilisées pour soutenir les processus pénaux dans le monde. Les raisons pour lesquelles un système d’archivage amélioré n’a pas été mis en place ne sont pas claires, mais pourraient être liées aux priorités actuelles des membres du Conseil de sécurité de l’Onu.

Les limites du mandat de l’Unitad

L’obligation pour l’Irak d’intégrer les crimes internationaux dans son système juridique n’était pas directement stipulée dans les documents clés de l’Unitad, mais elle était clairement sous-entendue comme une condition préalable logique à la poursuite de la responsabilité pénale pour les crimes internationaux. L’Unitad n'était mandatée que pour assister l’Irak à le faire. Plus précisément, le paragraphe 41 du mandat stipule que l’Unitad, en coopération avec d’autres organes et programmes des Nations unies, doit « aider le gouvernement irakien à élaborer et à mettre en œuvre une législation pertinente, notamment sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide ».

Le fait que l’Irak ne cesse de tergiverser pour respecter sa part du contrat, pour adopter la législation nécessaire alignée sur les politiques et les bonnes pratiques des Nations unies et pour garantir le respect des normes relatives aux procès équitables, ne peut être attribué à l’Unitad. Invitée à soutenir les efforts nationaux visant à demander des comptes au groupe État islamique, tout en respectant pleinement la souveraineté de l’Irak, l’Unitad n’avait ni le mandat ni les moyens de faire pression sur l’Irak pour qu’il légifère : sa seule responsabilité était d’offrir une assistance technique et une expertise. Bien qu’il soit impossible d’évaluer la valeur probante et la qualité des preuves recueillies, puisqu’elles sont gardées confidentielles, 16 des 20 rapports analytiques et évaluations de cas remis à l’Irak par l’Unitad comprenaient des preuves sous-jacentes.

Parmi les objections valables au travail de l’Unitad, on peut citer le fait de ne pas informer régulièrement l’Irak sur le partage des preuves avec des États tiers, comme le stipule le mandat, et, peut-être, de ne pas impliquer davantage ses homologues irakiens dans ses opérations. On pourrait également spéculer sur les performances, l'insuffisance éventuelle de résultats ou le manque de priorités des responsables de l’Unitad.

Ceci étant dit, l’Unitad a innové en Irak en introduisant des approches de documentation et d’enquête tenant compte des traumatismes et centrées sur les victimes, en dialoguant avec la société civile, en fouillant des fosses communes, en poursuivant de multiples pistes d’enquête auprès de toutes les communautés affectées, en répondant à de nombreuses demandes d’assistance de la part d’États tiers qui, dans 15 cas au moins, ont abouti à des condamnations, etc. Un défaut majeur, qui ne peut être directement attribué à l’Unitad, est l’incapacité à « activer » l’ensemble des preuves rassemblées dans le cadre des archives officielles des Nations unies après la fin de son mandat.

La fin de la présence internationale en Irak

Enfin, pour répondre à la question de savoir pourquoi le mandat de l’Unitad a pris fin d'une manière aussi abrupte et prématurée, il semble nécessaire d’aller au-delà de ses performances réelles et d’observer le contexte dans son ensemble. En effet, outre l’Unitad, l’Irak a également mis fin à la présence de la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (Manui) d’ici fin 2025, un organisme actif en Irak depuis 2003. En outre, il a conclu un accord avec les États-Unis pour mettre fin à la mission militaire de la coalition mondiale visant à vaincre le groupe État islamique en Irak d’ici septembre 2025. Par conséquent, il semble que la fin de l’Unitad ne soit qu’une pièce du puzzle, dans le cadre d'une initiative diplomatique plus large visant à mettre fin ou à diminuer la présence internationale et donc, du point de vue de Bagdad au moins, à restaurer la souveraineté irakienne, auquel cas, la performance de l’Unitad n’avait pas vraiment d’importance.

La tâche la plus importante pour l'Onu est de mettre en place un archivage amélioré de ses archives afin de rendre les preuves « actives » et de soutenir les enquêtes en cours et à venir dans les États tiers et en Irak.

Les autorités irakiennes devraient utiliser le Centre national nouvellement créé pour consulter les survivants et la société civile afin de tenir leur promesse de rendre justice. Pour ce faire, il faudrait non seulement adopter une législation nationale sur les crimes internationaux, mais aussi créer un mécanisme de justice pénale. Une partie de ce travail devrait consister à mettre en place un programme adéquat de protection et de soutien des témoins, assorti des garanties nécessaires pour permettre des procédures efficaces, sûres, et centrées sur les rescapés.

Bojan GavrilovicBOJAN GAVRILOVIC

Dr. Bojan Gavrilovic, avocat international spécialisé dans les droits humains basé à Berlin, est responsable du programme pour les droits et la justice à la Fondation Jiyan pour les droits humains, où il travaille sur les réparations et la justice pour les survivants des atrocités commises en Irak. Il est titulaire d’un doctorat de l’université de Hambourg et a plus de 20 ans d’expérience dans les Balkans, dans la région Afrique du Nord et Moyen-Orient et en Allemagne, où il a travaillé sur la prévention de la torture, la surveillance des lieux de détention et la justice transitionnelle. Avant de rejoindre la Fondation Jiyan, il travaillait au Centre des droits humains de Belgrade.

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