L’élection du Pouvoir populaire national (NPP) en 2024 au Sri Lanka - une alliance de gauche regroupant des partis politiques, des syndicats et d’autres acteurs, qui se veut une alternative aux partis traditionnels au pouvoir - a suscité quelques espoirs en termes de stabilité économique et de lutte contre la corruption. Mais la plupart des observateurs ne sont pas optimistes quant au fait que la justice et les droits humains constitueront ses priorités.
« Les communautés concernées ne semblent pas croire à la possibilité d’un changement radical en matière de justice transitionnelle sous le nouveau gouvernement, car elles ont été déçues par les gouvernements sri-lankais successifs dans le passé », déclare Thyagi Ruwanpathirana d’Amnesty International à Colombo, la capitale. « Les victimes ont demandé à maintes reprises la vérité et la justice pour les disparitions forcées, l’abrogation de la législation antiterroriste draconienne (loi sur la prévention du terrorisme, ou PTA), la restitution à leurs propriétaires civils de toutes les terres occupées par l’armée dans le nord et dans l’est du pays, ainsi que l’accélération des procédures relatives aux exécutions extrajudiciaires, aux disparitions forcées et aux fosses communes devant le système judiciaire national. »
Anushani Alagarajah, directrice exécutive du Centre Adayaalam pour la recherche politique à Jaffna, reconnaît que les victimes de la communauté tamoule ont perdu confiance dans les processus de justice transitionnelle du gouvernement qui, selon elle, ne les ont pas servis. « Si le gouvernement veut gagner leur confiance », déclare cette activiste et chercheuse tamoule, « il peut cueillir les fruits les plus immédiatement accessibles », comme la restitution des terres saisies par l’armée et rendre publiques les informations qu’il détient sur les dizaines de milliers de disparitions forcées durant la guerre civile.
Les présidentielles ont eu lieu dans le sillage des manifestations de masse de 2022 contre la corruption et l’effondrement de l’économie, qui ont conduit à l’éviction de l’ex-président Gotabaya Rajapaksa. En septembre 2024, le candidat de gauche, Anura Kumara Dissanayaka - qui n’avait obtenu que 3% des voix lors de la précédente présidentielle en 2019 - a été élu avec un score bien plus élevé, loin devant ses rivaux. En novembre, son parti, le Pouvoir populaire national (NPP), a obtenu la majorité au Parlement.
Toujours « enraciné dans le nationalisme bouddhiste cinghalais »
« La crise économique et la perte substantielle de crédibilité des deux principaux blocs politiques ont créé un espace pour le NPP, en particulier pour le président Dissanayaka, qui est très charismatique », explique Alan Keenan, directeur du projet Sri Lanka pour l’International Crisis Group. « Mais leur différence se situe au niveau des questions de corruption, de justice économique et d’antécédents politiques. Ses dirigeants sont pour la plupart issus de milieux modestes, voire pauvres, ce qui est très différent des partis établis, et ils promettent une nouvelle forme de gouvernance - ce qu’ils appellent une ‘nouvelle culture politique’. Certaines de leurs politiques et de leurs priorités pourraient laisser espérer une évolution sur les questions des droits humains, de la responsabilité et de la fin de la culture de l’impunité. »
Pour autant, les racines du NPP proviennent selon lui, comme celles des gouvernements précédents, du nationalisme bouddhiste cinghalais, qui est « au cœur du conflit ethnique, de la guerre et de l’idéologie légitimée contre les militants tamouls, justifiant les terribles violences et les crimes de guerre ».
Ex-avocate spécialisée en droits humains et chercheuse sur les atrocités de masse, aujourd’hui professeure associée en sciences politiques à l’University College de Londres, Kate Cronin-Furman partage cet avis. « Il est vrai que pour la première fois, nous voyons un gouvernement qui n’est pas issu de l’élite politique traditionnelle », déclare-t-elle à Justice Info. « Mais il n’est pas certain que les structures de pouvoir au sein de l’armée aient changé ou changent dans le futur de manière significative. Et leur électorat n’est pas favorable à la justice. Donc, si les individus occupant les plus hautes fonctions ne sont peut-être pas personnellement liés [comme dans les gouvernements précédents] aux atrocités commises pendant la guerre civile, il n’est pas non plus dans leur intérêt politique direct de poursuivre la justice. »
La guerre civile au Sri Lanka (1983-2009) a fait au moins 40.000 morts, 280.000 déplacés et 65.000 disparus. Elle a opposé le gouvernement cinghalais bouddhiste aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), qui luttaient pour la création d’un État séparé pour la minorité hindoue tamoule. La dernière phase de la guerre, en 2009, a été particulièrement brutale, les civils tamouls étant utilisés comme des boucliers humains par l’armée, et soumis à des arrestations arbitraires et à la torture.
Promesses de campagne oubliées ?
Lors de sa campagne électorale, le président Dissanayaka a promis de réformer la loi sur la prévention du terrorisme, une des principales demandes de la communauté tamoule. Cette loi a été utilisée par les gouvernements successifs pour arrêter arbitrairement et détenir pendant de longues périodes des personnes perçues comme des détracteurs, ciblant les minorités telles que les Tamouls et les Musulmans, et même les personnes commémorant les morts de la guerre, déclare Cronin-Furman, puisque « la commémoration des combattants du LTTE est une question très controversée au Sri Lanka ». Mais une fois au pouvoir, le gouvernement est immédiatement revenu sur sa promesse.
« Pendant la campagne, ils ont dit qu’ils allaient réformer la PTA, puis ils ont dit qu’ils n’utiliseraient pas la PTA, puis ils ont dit qu’ils n’abuseraient pas de la PTA mais qu’ils l’utiliseraient quand même », souligne Alagarajah. « Ensuite, ils ont dit qu’ils introduiraient une loi alternative. Puis nous avons un projet de loi qui est débattu et qui est encore pire que la PTA. Il n’y a donc aucune clarté. »
Depuis son entrée en fonction, le gouvernement s’est très peu exprimé sur la justice transitionnelle, souligne Keenan, mais Dissanayaka a fait quelques déclarations au cours de la campagne. « Il s’est définitivement engagé à ce que les responsables de certains crimes répondent de leurs actes. Par exemple, lui et son parti ont vraiment fait campagne sur la recherche de la vérité sur les attentats de Pâques de 2019 », ajoute Keenan. « Beaucoup de Sri Lankais et d’observateurs, dont moi-même, pensent que toute la vérité n’a pas été révélée et qu’elle semble susceptible d’impliquer des sections importantes des services de renseignement militaire et d’autres sections du secteur de la sécurité. » Keenan estime que l’enquête sur les attentats de 2019 pourrait permettre de mettre la main sur « des personnes potentiellement responsables de crimes commis pendant la guerre ou au lendemain de la guerre ».
Bien que la poursuite des affaires directement liées aux crimes du gouvernement et de l’armée pendant la guerre soit la plus difficile « même pour un gouvernement vraiment réformiste », il ajoute que Dissanayaka a promis de poursuivre certains « cas emblématiques » de meurtres et de massacres pendant la période précédant la guerre. « L’espoir est que si le gouvernement commence à tirer un bout du fil, ce fil conduira à certains des cas qui sont actuellement les plus difficiles à poursuivre, c’est-à-dire les militaires dans leur guerre contre les LTTE, ou dans leurs activités menées contre ceux qu’ils soupçonnaient d’être avec les LTTE. »
Une autre commission inutile ?
Quant au processus de vérité sur la guerre et les crimes commis par toutes les parties, « le nouveau gouvernement n’a fait aucune déclaration publique spécifique sur la question », note Ruwanpathirana. « Lors de la session d’octobre du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, qui s’est tenue quelques semaines seulement après l’élection du président Dissanayaka, le gouvernement a déclaré qu’il mettrait en œuvre ‘un processus de vérité et de réconciliation bénéficiant de la confiance du peuple’. Le manifeste du NPP fait référence à une Commission vérité et réconciliation. Cependant, on ne sait pas encore si elle sera basée sur les plans du gouvernement précédent ou pas. »
Le gouvernement précédent a présenté en 2023 une proposition de commission vérité, la Commission nationale d'unité et de réconciliation (NURC), qui a été largement critiquée par les victimes et la communauté tamoule. Par exemple, six organisations de la société civile, dont le Centre Adalaayam pour la recherche politique, dirigé par Alagarajah, ont déclaré que cette proposition « ne correspond en rien aux demandes de la communauté des victimes et des survivants et ne s’attaque pas aux causes sous-jacentes qui ont conduit au conflit armé » et conclu que « compte tenu de l’expérience passée et du manque de confiance dans tout mécanisme national, nous rejetons la proposition de la NURC. »
Les raisons invoquées sont les suivantes : « la NURC proposée vise à permettre aux auteurs de crimes d’atrocité d’échapper à leur responsabilité sous prétexte de les réconcilier avec les victimes » ; « une partie des organisations de la société civile que le gouvernement prétend avoir contactées ne peuvent pas être considérées comme les seuls représentants des victimes-survivants » ; et « l’échec lamentable des mécanismes mis en place par le GOSL (gouvernement du Sri Lanka), tels que la Commission Paranagama, la Commission Udalagama, la Commission des leçons apprises et de la réconciliation, le Groupe de travail sur le mécanisme de réconciliation, le Bureau des personnes disparues, le Bureau pour l’unité nationale et la réconciliation et le Bureau des réparations, ont érodé le peu de confiance que la communauté des victimes-survivants tamouls avait dans l’État sri-lankais ».
La collecte de preuves par l’Onu
Au cours d’une brève période politique allant de 2015 à 2019, le Sri Lanka a aussi promis les « quatre piliers » de la justice transitionnelle : un tribunal pour les crimes de guerre avec une participation internationale, une commission de vérité, un bureau des personnes disparues et des réparations. Seuls un Bureau des personnes disparues (OMP) et un Bureau des réparations ont été mis en place, et ils sont considérés comme largement inefficaces. Alors que l’OMP affirme avoir résolu certains cas de disparitions forcées, les familles des victimes assurent que les informations ne leur ont pas été communiquées.
Ces promesses ont été faites sous la pression du Conseil des droits de l’homme des Nations unies et d’une résolution de 2015, à laquelle le gouvernement de l’époque a souscrit. La fenêtre politique s’est refermée en 2019 avec le retour de Rajapaksa à la présidence, et peu de choses ont été réalisées. En l’absence de justice et d’une volonté de rechercher les responsabilités, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté en 2021 une résolution visant à renforcer la capacité du Haut-Commissaire aux droits de l’homme (HCDH) à « collecter, consolider, analyser et préserver les informations et les éléments de preuve et à élaborer des stratégies possibles pour les futurs processus de responsabilisation ».
Suite à cette résolution, le Sri Lanka Accountability Project (OSlap) a été mis en place au sein du HCDH. Mais l’OSlap est un peu le parent pauvre des mécanismes internationaux, impartiaux et indépendants (IIIM) que le Conseil des droits de l’homme a mis en place pour la Syrie et la Birmanie. Il n’est pas indépendant des Nations unies et dispose de moins de ressources. L’OSlap compte actuellement 11 employés, bien que certains postes soient vacants en raison des problèmes de liquidités de l’ONU, selon son chef Johann Soufi. Son budget total en 2024 s’élevait à 2.127.400 dollars, dont environ 85 % étaient alloués aux frais de personnel. Le mandat de l’OSlap a été renouvelé pour la période d’octobre 2024 à septembre de cette année, ensuite son sort est incertain.
Comme les IIIM, il ne bénéficie d’aucune coopération de la part du gouvernement concerné. Cela ne semble pas avoir changé avec le nouveau gouvernement sri-lankais. « Dans un discours prononcé lors de la 57e session du Conseil des droits de l’homme le 9 octobre 2024, le représentant permanent du Sri Lanka a réitéré son objection au mandat de l’OSlap. Néanmoins, une résolution a été adoptée sans vote [c’est-à-dire que le Sri Lanka n’a pas présenté de résolution pour mettre fin au mandat] », explique Soufi.
« J’ai toujours pensé que la meilleure chance d’obtenir justice pour les crimes de guerre se situait au niveau international. Il est vraiment difficile de voir comment des affaires militaires vont être jugées au Sri Lanka dans un avenir proche », déclare Keenan de l’ICG. « Je pense donc qu’en principe, l’Accountability Project pourrait jouer un rôle positif en rassemblant des preuves qui seraient utiles aux procureurs de divers pays du monde qui pourraient être intéressés par la poursuite de certaines de ces affaires sri-lankaises [en vertu du principe de la compétence universelle]. J’espère qu’ils ont généré des dossiers qui pourraient être utiles à certains États pour engager des poursuites. »
Selon Soufi, « l’OSlap a reçu des demandes d’assistance officielles de la part de diverses autorités nationales concernant des informations et des preuves liées à des événements qui se seraient produits dans le contexte du conflit. Nous avons répondu à certaines de ces demandes et nous progressons considérablement dans le traitement des autres. Outre ces demandes formelles, nous soutenons également diverses mesures de responsabilisation non judiciaires et contribuons, par exemple, à la sélection d’anciens fonctionnaires sri-lankais susceptibles d’être déployés dans le cadre d’opérations de maintien de la paix des Nations unies ».
Alagarajah estime également que les Nations unies devraient poursuivre leurs activités de collecte de preuves et de veille. Le rôle de la communauté internationale est essentiel pour « faire pression sur le gouvernement afin qu’il adhère aux normes en matière de droits de l’homme », dit-elle. « Le gouvernement est tributaire d’une aide économique importante de la part d’autres pays. Les interventions bilatérales peuvent donc également contribuer à maintenir la pression en faveur de la justice et de la recherche de responsabilité avant qu’il ne soit trop tard. Parce que les gens meurent - cela fait des décennies que l’on cherche à obtenir justice pour la guerre et la discrimination. »