Quelques jours avant la seconde investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis, l’Armée de libération nationale (ELN), la dernière guérilla de gauche « historique » de Colombie, a lancé une offensive dans la région du Catatumbo, à la frontière avec le Venezuela. Bien que le pire de la violence semble avoir diminué en février, l’audit de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le gel de ses financements – ainsi que le conflit afférent sur les réseaux sociaux entre Trump et le président colombien Gustavo Petro au sujet des droits de douane et des vols d’expulsion de migrants, ont forcé de nombreux acteurs de la consolidation de la paix en Colombie à repenser leurs stratégies et leurs attentes concernant l’engagement des États-Unis.
Cet audit de l’USAID, mené par le nouveau Département américain pour l’efficacité gouvernementale (DOGE), n’a rien à voir avec les efforts déployés par les administrations précédentes. L’annonce du gel des financements pendant 90 jours, alors que les programmes de l’USAID sont évalués selon des directives opaques, s’accompagne d’une rhétorique très incendiaire de la part du président Trump et d’Elon Musk, qui dirige le DOGE. Les licenciements importants survenus dans les bureaux de l’USAID à travers le monde et le gel des financements ont déjà sérieusement affecté l’acheminement de l’aide humanitaire des États-Unis en Colombie et ailleurs.
La fermeture permanente de l’USAID et l’augmentation des droits de douane -qui auront un impact sur les prix des denrées alimentaires et donc sur les coûts de l’aide humanitaire- annoncées par l’administration Trump, pourraient avoir des effets désastreux pour l’ambitieux mécanisme pour la paix de l’accord.
Bien qu’aucune preuve n’ait été rendue publique jusqu’à présent pour suggérer un mauvais usage des fonds reçus, et que certains programmes soient en train d’être rétablis au moment même où nous écrivons ces lignes, l’intégration de la vérité, de la justice et des réparations dans l’accord aura probablement un impact sur le résultat de l’audit. Plus qu’un contrôle financier, il indiquera le sens d’un changement plus vaste dans la façon dont Washington perçoit la transition post-conflit en Colombie.
Paix et diplomatie américaine : de Trump à Biden
L’approche de la première administration Trump à l’égard de la Colombie post-accord de paix avait donné la priorité à la lutte contre la drogue plutôt qu’à la consolidation de la paix et avait fait pression sur les autorités pour qu’elles reprennent la fumigation aérienne des cultures de coca et ce, malgré les inquiétudes concernant ses effets sur l’environnement et la santé. En 2017, l’administration Trump a menacé la Colombie de lui retirer son statut de partenaire dans la lutte contre la drogue si la culture de la coca persistait. Les États-Unis ne se sont pas opposés catégoriquement à l’accord de paix pendant cette période, mais ils ont montré peu d’enthousiasme pour sa mise en œuvre, car ils le considéraient principalement sous l’angle de la sécurité et l’associaient d’une façon générale à la guerre contre la drogue.
Par la suite, l’administration du président Joe Biden avait demandé à l’USAID de procéder à des audits de routine pour s’assurer que les fonds destinés à la mise en œuvre de l’accord n’étaient pas utilisés pour des « réparations aux victimes ou des compensations aux combattants démobilisés » ou pour une « assistance aux propriétés agricoles en Colombie qui cultivent actuellement des substances illégales », mais elle avait adopté une approche plus large dans ses relations avec la Colombie.
Plus précisément, son soutien à la consolidation de la paix avait mis l’accent sur le développement rural et la protection de l’environnement, deux domaines qu’elle avait reconnus comme fondamentaux pour s’attaquer aux causes profondes de la violence. L’administration Biden avait également encouragé les programmes de substitution volontaire des cultures plutôt que l’éradication forcée, conformément aux objectifs du chapitre ethnique de l’accord. En outre, l’aide américaine avait mis l’accent sur l’inclusion politique et sociale, en particulier pour les communautés indigènes et afro-colombiennes, positionnant ces efforts sur un axe équilibrant développement, justice et sécurité.
Ce changement d’approche s’était traduit par un soutien accru des États-Unis aux institutions colombiennes chargées de mettre en œuvre l’accord. Aujourd’hui, des institutions essentielles à l’avenir de la transition vers la paix, comme la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et l’Unité de recherche des personnes considérées comme disparues (UBPD), sont confrontées à une incertitude opérationnelle jusqu’à ce que la question du gel du financement de l’USAID et le calendrier de sa mise en œuvre présentés par l’administration Trump soient réglés devant les tribunaux.
Déminage, juridiction spéciale et disparus
La JEP est l’un des mécanismes les plus visibles de l’accord ayant bénéficié du soutien de l’USAID. Parmi les trois macro-dossiers soutenus par les États-Unis, le dossier « 09 » traite des crimes commis à l’encontre des populations autochtones, et en particulier des déplacements forcés, disparitions forcées et exécutions ciblées dont elles ont été victimes.
Un chapitre de l’accord établit un lien entre les déplacements forcés et l’utilisation de mines terrestres et priorise le déminage d’une dizaine de zones pour raisons humanitaires. Sa mise en œuvre étant retardée, la Commission vérité et réconciliation a réitéré ces dispositions dans son rapport final de 2022. La JEP travaille actuellement à la mise en place d’un régime de sanctions alternatives pour les ex-combattants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et des forces de sécurité qui comparaissent devant elle, dont les peines peuvent être atténuées en fonction de leur niveau de coopération.
Quant au déminage, il nécessite à la fois de la main-d’œuvre et des informations détaillées, des données précises réduisant la quantité de travail nécessaire qu’il se fasse de façon sécurisée. Étant donné la forte prévalence des mines et des accidents rapportés dans les territoires des minorités ethniques, il est probable que la JEP tienne compte de ces informations dans ses sanctions alternatives. De plus, malgré de nombreuses difficultés, les ex-combattants des FARC ont formé une organisation de déminage, ce qui amplifie encore les inquiétudes sur la façon dont les auditeurs de l’USAID évalueront l’utilisation des fonds par la JEP lorsqu’ils prendront en compte ces données.
L’UBPD dépend également du soutien de l’USAID et fait face à des incertitudes. La détermination de l’emplacement des personnes disparues, tout comme le déminage, demande énormément de travail et dépend d’informations précises. Les anciens combattants des FARC ont créé une organisation pour aider à localiser les dépouilles de disparus, en coordination directe avec l’UBPD. Plusieurs programmes de l’USAID ont aidé le personnel à développer des compétences techniques dans le secteur de la consolidation de la paix, y compris des méthodologies sensibles à la diversité ethnique et de genre dans la mise en œuvre des réparations, en vertu de la loi sur les victimes de 2011.
Les plans de recherche nationaux de l’UBPD -conçus pour localiser les corps des victimes, impliquer les autorités locales et communautaires et promouvoir la participation des familles des victimes- reflètent ces protocoles antérieurs à l’accord de paix. Ils prévoient l’inclusion d’anciens combattants des FARC dans les recherches, en vue de sanctions alternatives au niveau de la JEP, ce qui risque de semer la confusion chez les auditeurs de l’USAID.
Réforme agraire et questions de sécurité
La réforme rurale était au cœur de l’accord. Depuis qu’il a quitté la présidence, Juan Manuel Santos s’est fait davantage entendre sur l’échec de la guerre contre la drogue et sur la nécessité de réglementer la cocaïne et de décriminaliser les communautés rurales et les agriculteurs indépendants qui cultivent la coca, et qui forment les maillons les plus faibles de la chaîne d’approvisionnement.
Malgré la position punitive des États-Unis à l’égard des cultures illicites, l’accord souligne que le conflit armé ne prendra pas fin tant que les inégalités foncières qu’il a créées et renforcées ne seront pas résolues. Dans le cadre des Programmes de développement avec une approche territoriale (PDET) de l’accord, les programmes de l’USAID ont soutenu les institutions colombiennes dans la conception de projets visant à aider les communautés les plus touchées par la violence à se reconstruire. Les titres de propriété et les droits de propriété, les projets de remplacement des cultures illicites qui intègrent les acteurs économiques locaux, ainsi que des infrastructures ont été conçus comme des actions de transformation fondamentales dans ce contexte.
Comme l’a montré la récente crise du Catatumbo, la transformation post-conflit est impossible sans garanties de sécurité. Bien qu’il ne soit pas soumis au même audit que celui de l’USAID, il convient de noter que le département d’État américain a versé environ 40 millions de dollars en 2022 et en 2023 aux forces de sécurité colombiennes. Les quelque 50.000 personnes récemment déplacées à Catatumbo, ainsi que les milliers de personnes forcées de quitter leur foyer en raison de violences de moindre intensité dans les régions de Cauca, Chocó et Putumayo, illustrent les défis que pose la fourniture d’une aide humanitaire à court terme. Le gel du financement de l’USAID et l’augmentation potentielle des droits de douane menacent la capacité de l’unité des victimes à fournir une aide humanitaire urgente à ces personnes déplacées à l’intérieur du pays et à répondre à leurs besoins alimentaires de base, qui sont généralement achetés auprès d’agriculteurs américains.
S’attaquer à l’inégalité foncière n’est pas seulement une question de développement économique, c’est aussi un moyen de prévenir de nouveaux cycles de violence. L’USAID a joué un rôle essentiel dans le développement du Programme global de sécurité et de protection pour les communautés et les organisations dans les territoires, la principale disposition de l’accord pour la protection des défenseurs des droits humains et des dirigeants politiques dans les régions rurales, y compris pour ceux qui sont impliqués dans le plaidoyer pour la substitution des cultures illicites dans leurs communautés. Dans ce contexte, si l’USAID devait être réduite de manière drastique ou totalement supprimée, comme certains le craignent, cela irait à l’encontre des objectifs de lutte contre la drogue de la politique américaine en Colombie.
Un moment critique pour le processus de paix en Colombie
Le gel du financement de l’USAID souligne un moment crucial pour le processus de paix en Colombie. Sans un soutien international durable, des mécanismes clés tels que la JEP et l’UBPD risquent d’être paralysés, ce qui compromettrait les efforts visant à garantir la vérité, la justice et les réparations aux victimes. En outre, la réduction de l’engagement des États-Unis pourrait enhardir les groupes armés, exacerber la violence dans les zones rurales et déstabiliser les progrès réalisés depuis 2016.
Bien que certains programmes et financements de l’USAID soient progressivement rétablis grâce aux tribunaux américains, il est nécessaire d’élaborer des stratégies d’atténuation sur le long terme, compte tenu de l’agenda « America First » de la seconde administration Trump. Une base de financement plus diversifiée - y compris un soutien accru de l’Union européenne, du Canada et du Fonds multidonateurs des Nations unies pour la paix en Colombie - pourrait aider à combler les lacunes financières laissées par le retrait des États-Unis.
Le renforcement des institutions locales et des efforts de développement de leurs capacités leur permettrait d’assumer une plus grande maîtrise des initiatives de paix, réduisant ainsi la dépendance à l’égard de l’aide étrangère. Le développement de partenariats public-privé et des collaborations avec les ONG pourraient également fournir des sources de financement durables pour les projets de développement dans les zones de conflits. Enfin, la coopération multilatérale par l’intermédiaire d’organisations internationales, telles que le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et les réseaux de justice transitionnelle, pourrait garantir une veille continue et une assistance technique pour les mécanismes clés de l’accord.
*Cet article d’opinion a bénéficié d’un financement du Global Research Institute du College of William and Mary dans le cadre de son programme Global Research Summer Fellows. Le séjour en Colombie a été organisé par Adriana Rudling et Narayani Sritharan.
Braeden Garrett est étudiant en troisième année au College of William and Mary aux États-Unis, où il étudie les relations internationales et la finance. Il se passionne pour la justice internationale et la justice restaurative.
Tomasina Pearman est étudiante en deuxième année au College of William and Mary aux États-Unis, où elle étudie la psychologie et le gouvernement. Elle est assistante de recherche au Global Research, où elle travaille sur les questions de paix mondiale et de consolidation de la paix, au croisement entre la psychologie et la politique internationale.
Clara Whitney est en quatrième et dernière année au College of William and Mary aux États-Unis, où elle étudie le cinéma et les médias ainsi que la création littéraire. Elle est passionnée par le croisement entre la politique, la culture et les médias.