La mémoire de la Shoah, quand les derniers survivants auront disparu

"Juste à côté du Mémorial, il y a un grand terrain où on faisait des brocantes avec ma mère, je ne savais pas qu'il y avait une histoire."

A Drancy, près de Paris, en cette année marquant les 80 ans de la libération des camps de concentration et d'extermination nazis, Gabriel et sa classe de 3e du collège Aretha-Franklin ont appris le passé du camp de transit par où 80% des 76.000 Juifs déportés de France sont passés avant d'être assassinés par les nazis.

L'oubli du génocide de six millions de Juifs quand ils ne seront plus là : c'est la grande inquiétude des survivants alors que l'antisémitisme dans le monde est en résurgence comme rarement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Par ignorance, indifférence, lassitude. "La mémoire ça peut disparaître, ça peut s'effacer, on peut (la) perdre ou volontairement la mettre de côté si on prend, disons, des régimes où cette mémoire commence un peu à gêner," dit le Français Guy Poirot, 80 ans, né dans le camp de concentration de Ravensbrück (Allemagne).

Ou bien par négationnisme, révisionnisme, relativisme. "J'espère qu'on croira que nous n'avons pas inventé d'histoire", dit le Canadien Josef Cipin, 100 ans, déporté notamment à Theresienstadt (dans la Tchécoslovaquie d'alors). "Nous sommes toujours là et déjà (des négationnistes) disent que cela n'a pas existé."

En 2022, une étude réalisée par l'Unesco montrait que 19% du contenu parlant de la Shoah sur Twitter (aujourd'hui X) la niait ou la déformait, 17% sur TikTok, 8% sur Facebook.

L'Unesco et le Congrès juif mondial avaient alors noué un partenariat avec TikTok pour faire apparaître une bannière "Informations sur l'Holocauste" lors des recherches sur le sujet.

- "Relativisme" -

La commémoration de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, le 27 janvier 1945 par l'Armée rouge, "n'a jamais été autant couverte" que cette année, relève l'historien français Tal Bruttmann.

Mais ce spécialiste de l'histoire de la Shoah s'inquiète d'un "relativisme" avec, "dans certains courants politiques, une volonté de laisser la Shoah derrière sur l'air de +on en a assez parlé, il y a des choses plus importantes+".

Et face au "triomphe d'un Trump aux Etats-Unis, qui passe son temps à nier la réalité", il s'alarme d'"une période où les faits n'existent plus", où des mots sont dévalorisés, des gestes minimisés ou réinterprétés.

Comme lorsque le proche du président américain Elon Musk a en janvier effectué à deux reprises un salut, décrit par certains comme "fasciste" ou "nazi", par d'autres comme "un geste maladroit".

En Allemagne, où "la culture de la mémoire est forte", elle est actuellement "soumise à une forte pression en raison de voix provenant de la droite mais aussi en partie de la gauche", témoigne le directeur de la Fondation pour le Mémorial de l'Holocauste à Berlin, Uwe Neumärker.

Des mémoriaux y sont "régulièrement confrontés au vandalisme et au négationnisme", constate la présidente de la Fondation allemande Souvenir, Responsabilité et Avenir, Andrea Despot. "Des déclarations que nous aurions sans doute rejetées comme extrêmes il y a quelques années encore (...) font désormais partie de notre quotidien médiatique."

En France, la fréquentation des scolaires a augmenté de 20% l'an dernier dans les six musées du Mémorial de la Shoah, note le directeur de l'institution Jacques Fredj, et "l'enseignement de la Shoah se passe dans de bonnes conditions dans la majorité des établissements scolaires".

"Mais on voit aujourd'hui une parole désinhibée, venant sur le terrain de la concurrence des mémoires."

- Réalité virtuelle -

Qu'ils fassent partie des plus jeunes, nés dans les camps et âgés de 80 ans, ou des plus âgés autour de 110 ans, les survivants veulent témoigner jusqu'au bout et après. "Ce n'est jamais assez", dit le centenaire Josef Cipin.

Si beaucoup de musées ont enregistré leur témoignage, d'autres au Canada ou aux Etats-Unis sont passés au virtuel.

"Quand avez-vous vu votre mère pour la dernière fois ?", "Que pensez-vous du pardon ?". En classe, aux Etats-Unis, l'hologramme de l'Américaine Sonia Warshawski, 99 ans, déportée à Auschwitz et Majdanek (en Pologne occupée par les nazis), est ainsi capable de répondre à 455 questions grâce à un portail expérimenté par la société Blue Card.

C'est pour continuer "d'échanger dans l'avenir", dit le Canadien Pinchas Gutter, 92 ans, qui fut le premier à faire cette expérience de témoigner des heures devant une caméra pour permettre ce type de "conversation virtuelle" grâce à la 3D, dans le cadre du programme "New Dimension in Testimony" de la USC Shoah Foundation.

Dans le film "The Last Goodbye", diffusé au Toronto Holocaust Museum, ce rescapé de six camps de la mort emmène également avec lui le public dans une visite en "immersion virtuelle" du camp de Majdanek.

"Rien, rien ne remplace l'empathie éprouvée lors d'une rencontre en face-à-face", dit Pinchas Gutter, mais "ça marche, dans une certaine mesure".

- "Ecoutez vos maîtres" -

Aux jeunes générations, le survivant français Guy Poirot a l'habitude de répéter: "Ecoutez vos maîtres".

En France, où se trouve la troisième plus grande communauté juive au monde, l'histoire du génocide des Juifs est enseignée en fin de primaire, en fin de collège et en fin de lycée.

"On est l'un des rares pays au monde où l'enseignement de l'histoire de la Shoah est obligatoire à trois reprises à l'école", relève le directeur du Mémorial de la Shoah qui a formé 7.000 professeurs au total.

Un enseignement "historicisé" avec également une approche "incarnée par des projets pédagogiques" qui se multiplient avec souvent un ancrage local.

Comme au collège Aretha-Franklin de Drancy où Gabriel et ses camarades ont travaillé à retracer l'histoire de Camille Mathieu, gendarme et résistant au camp de transit. Visites dans les lieux de mémoires et fabrication d'un képi ont servi de porte d'entrée dans l'Histoire.

Car à 14 ou 15 ans, "les élèves n'ont parfois aucune connaissance de la Shoah", dit leur professeur d'histoire Laurent Léothier.

En ce matin de mars, c'est à des collégiens de la banlieue populaire de Bondy que Laurine Bahloul, coordinatrice pédagogique du site de Drancy, explique le fonctionnement du centre d'internement installé entre 1941 et 1944. "Vous savez pourquoi on a créé un mémorial à Drancy ?".

Blocs, familles, administration... le récit est précis devant le wagon à bestiaux installé à l'entrée de la cité de la Muette, vaste bâtiment en forme de U revenu après la guerre à sa fonction de logement.

"Le plus jeune déporté avait 14 jours, le plus vieux 89 ans. Ils étaient entre 70 et 100 par wagon. Tous ne survivaient pas au voyage", rappelle la formatrice.

Elle poursuit son explication de la logique du génocide: "Je ne dis pas ça pour vous choquer mais vous rappeler la nature du crime: on ne vise pas les gens pour ce qu'ils ont fait mais ce qu'ils sont".

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