L’accusation dans le procès de Mahamat Said Abdel Kani a clos son dossier le 15 novembre 2024, après avoir présenté 58 témoins. L’ancien général du Front populaire pour la renaissance de la République centrafricaine (RCA) et commandant de la Seleka est un pion important des efforts déployés par la Cour pénale internationale (CPI) pour être perçue comme impartiale, depuis que Bangui a saisi la CPI pour la deuxième fois en mai 2014.
Cette deuxième enquête porte sur des allégations de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis dans le pays depuis août 2012 par deux forces, les anti-balaka et la Seleka, au cours d’une guerre civile intense et sanglante. Depuis lors, un tribunal mixte, la Cour pénale spéciale, a été mis en place, mais la CPI a continué à s’impliquer – dans une affaire récemment clôturée contre deux responsables anti-balaka et contre Said, un haut responsable de la Seleka.
Ce dernier a été arrêté en 2021, en relation avec son rôle présumé au siège de l’unité spéciale de la police à Bangui, l’OCRB (Office central pour la répression du banditisme). Le procureur Karim Khan a présenté son dossier dans ses déclarations préliminaires en septembre 2022, en affirmant que les accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité « sont gravissimes ». « Il ne s’agissait pas d’incidents isolés. Ils faisaient partie d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre la population civile », a-t-il poursuivi.
Il a longuement évoqué un espace de détention souterrain dans le bâtiment de l’OCRB.
« Said avait un bureau... dans ce bureau, il contrôlait l’ensemble de l’institution. Et, littéralement sous ses pieds, il mettait des civils dans un espace appelé le trou. Dans ce trou, les civils étaient maintenus dans des conditions vraiment putrides, entourés d’immondices, de leurs propres excréments, d’un air vicié, d’un manque de ventilation ; ils n’étaient pas traités comme des humains, ni même comme des animaux, une classe en dessous. Leur humanité a apparemment été éviscérée par les politiques et les actions de l’accusé qui est jugé dans le cadre de cette procédure. On ne leur donnait pas d’eau. Il n’y avait pas de procédure régulière. Ils ont été privés dans tous les sens du terme de la protection de la loi », a déclaré Khan à la Cour.
Depuis lors, 58 témoins ont déposé, décrivant la position présumée de Said dans la hiérarchie de la Seleka et en particulier son rôle au sein de l’OCRB.
Le chaos et la criminalité plutôt qu’un conflit armé
L’approche à plusieurs volets adoptée par la défense pour contester les arguments de l’accusation, dirigée par Jennifer Naouri et soutenue par Dov Jacobs, a été clairement exposée dans ses déclarations liminaires en 2022.
Elle a remis en question la description de la Seleka comme un groupe organisé, soulignant que la réalité de ce qu’était la Seleka n’avait « jamais » été discutée au cours d’un procès international. De même, « l’existence ou, plus précisément, l’absence d’un conflit armé entre mars et septembre 2013 n’a jamais été débattue », a déclaré Me Naouri. Et que « le chaos et la criminalité qui ont prévalu en République centrafricaine entre mars et septembre 2013 n’ont jamais été analysés ».
En outre, la défense a allégué que « l’accusation a construit son dossier sur une narration biaisée et sommaire, très éloignée de la réalité de ce qui s’est réellement passé en République centrafricaine à l’époque ». Elle indiquait son intention de remettre en question les « preuves incomplètes, les preuves qui n’ont pas été corroborées, les preuves fondées sur le ouï-dire, les preuves qui n’ont pas été authentifiées et qui manquent de fiabilité, les preuves qui sont le fruit d’une mauvaise enquête. En un mot, des preuves faibles ».
Me Naouri a enfoncé le clou : « Les thèses de l’accusation sont très éloignées de la réalité de la République centrafricaine et que l’ensemble de leur dossier est construit sur du sable, sur de fausses prémisses, sur des idées préconçues et sur des amalgames historiques, culturels et politiques – comment dire, en mettant les choses dans le même sac – en comparant des pommes et des poires ».
Pas de conflit armé, pas de crimes de guerre
« Les faits sont des choses têtues », a-t-elle déclaré, et « en l’absence d’un conflit armé entre mars et septembre 2013, la période des accusations, il n’y a tout simplement pas eu de crime de guerre au cours de cette période ». Toutes les allégations de crimes de guerre à l’encontre de Said doivent donc être rejetées ». Me Naouri a cité le rapport de la Commission internationale d’enquête de l’Onu sur la République centrafricaine, « les experts de l’Onu, après une analyse minutieuse et factuelle de la situation, ont conclu que - je cite – que “le niveau des hostilités entre mars 2013 et début décembre n’a pas atteint le niveau requis pour conclure à l’existence d’un conflit armé” ».
« Ils disent que l’OCRB était un centre de torture conçu comme tel pour propager la terreur et la souffrance... Mais c’est complètement déconnecté de la réalité. Ce bureau est un bâtiment construit par les Français pour abriter un commissariat de police ». « La réalité est que l’OCRB était complètement désorganisé. Personne ne pouvait être identifié comme responsable. Et il était impossible pour Said, un bénévole, ... de le tenir pour responsable de ce que d’autres personnes auraient pu faire », poursuit-elle.
« Remuer le couteau dans la plaie »
Ainsi, lors de la présentation des preuves par l’accusation, la stratégie de la défense a consisté à contester chaque témoin et à dresser un tableau contradictoire des événements survenus en République centrafricaine au cours de l’année 2013.
Le premier témoin de l’accusation, P-0547, a été le premier des neuf prévus à raconter son expérience dans la cellule souterraine – comment il a été battu, attaché, et torturé à l’OCRB.
Me Naouri a interrogé longuement le témoin sur l’agencement de l’OCRB et sur le rôle présumé de Saïd. Plus tard, elle l’a questionné sur sa relation avec les procureurs. Le témoin a vivement répliqué : « Vous m’accusez de recevoir de l’argent pour répondre à vos questions. Je vous aide à répondre aux questions dans l’intérêt de votre client, pour établir la vérité. Personne ne m’a donné d’argent. J’étais dans une situation difficile. Ne me prenez pas à rebrousse-poil. J’ai beaucoup souffert ». Le témoin a reconnu avoir reçu de l’argent pour des médicaments. « Madame, vous remuez le couteau dans la plaie. Lorsque j’ai acheté des médicaments, je leur ai également fourni les pièces justificatives, les reçus ».
Près de deux ans plus tard, en octobre 2024, le dernier témoin de l’accusation était Jean-Jacques Demafouth Mafoutapa, un diplomate centrafricain ayant déjà témoigné dans le procès de Yekatom et Ngaissona. Il n’a pas été interrogé plus avant par l’accusation, qui s’est contentée de consigner son témoignage précédent dans le dossier.
Sous le contre-interrogatoire de Me Naouri, il a commencé par expliquer que « après l’arrivée de la Seleka, ils ont tout cassé. Aucun tribunal ne fonctionnait, tout le monde fuyait, les groupes armés rendaient la justice dans les provinces et partout ». Il a continué, ensuite, à répondre aux questions détaillées sur les origines de la Seleka au début des années 2000.
Mais l’avocate a été elle-même interrogée par la présidente du tribunal, Miatta Samba : « Je vois que nous sommes en 2006, 2008, à l’origine de tous ces ... forces ou groupes militaires. Je veux savoir, vraiment, quelle est la pertinence de ces interrogations. Parce que cela fait deux heures et trois minutes que nous posons les mêmes questions sur des sujets similaires et, compte tenu du document contenant les accusations, de la portée temporelle, quelle est la pertinence de ces questions ? »
« Quand elle est arrivée à Bangui en 2013, la coalition Seleka était une coalition, comme l’indique son nom, c’était des groupes qui se sont rassemblés. Si nous ne comprenons pas qui sont ces groupes et pourquoi ils se sont formés, nous ne pourrons pas comprendre les charges telles qu’elles existent, et la défense ne pourra pas faire valoir ses arguments. Il est le dernier témoin de l’accusation en mesure de répondre au sujet de ces groupes », a répondu Me Naouri.
Rattraper le temps perdu
L’avocat de la défense Iain Edwards, qui a plaidé devant plusieurs tribunaux internationaux et n’a pas voulu commenter directement la défense de Said, a exposé à Justice Info certains des défis que doit relever la défense pour constituer un dossier devant la CPI. « Nous n’intervenons qu’à la toute fin », a-t-il déclaré, et alors que l’accusation a développé ses relations avec les États, les autorités chargées des poursuites et les victimes, “nous sommes toujours en train de rattraper le temps perdu”.
Natalie von Wistinghausen, qui a été avocate de la défense et des victimes à la CPI, a également répondu à Justice Info : « L’égalité des armes est une belle aspiration, mais elle reste une illusion », dit-elle. Elle décrit à quel point il peut être difficile d’évaluer des preuves « divulguées au fur et à mesure, très souvent sans structure, avec un temps limité pour les digérer, pour chercher l’aiguille dans la botte de foin, pour mener les enquêtes nécessaires afin de contester le dossier de l’accusation ».
« Ce n’est pas facile. Il faut porter plusieurs chapeaux et faire plusieurs choses à la fois » dans un temps limité, en particulier gérer et consulter son client, explique Me Edwards, et bien qu’il n’incombe pas à la défense de prouver son cas au-delà de tout doute raisonnable, « vous devez proposer une alternative raisonnable à la théorie de l’accusation ».
De sept témoins à un seul
Les documents de la cour montrent qu’en janvier 2025, l’équipe de défense de Said disposait d’une liste préliminaire de sept témoins, mais qu’elle éprouvait des difficultés à trouver ceux qui étaient prêts à témoigner. Dans les procès de Yekatom et de Ngaïssona, les équipes de défense ont fait comparaître 19 témoins et ont consigné des dizaines d’entretiens dans le dossier. En février, la défense de Said a déposé une demande de prolongation pour conclure ses enquêtes. La défense avait demandé que Dov Jacobs, co-conseil, soit autorisé à témoigner en tant qu’enquêteur, ayant été en mission en RCA. Cette demande lui a été refusée.
Enfin, le 17 mars, la défense a présenté son – jusqu’à présent – seul témoin.
Thomas Cantaloube est un journaliste français et reporter ayant 25 années d’expérience, ancien correspondant international pendant 12 ans pour Mediapart. Il a couvert plusieurs conflits, et est venu expliquer que la République centrafricaine, une ancienne colonie française ayant un intérêt militaire, est devenue l’un de ses sujets. Le 21 juin 2013, il a écrit son premier article qui visait à expliquer aux lecteurs ce qui se passait, sur la base notamment d’une « réunion informelle » à Paris avec Médecins sans frontières et avec d’autres ONG travaillant en Centrafrique.
Me Naouri s’est concentrée sur les éléments de l’article qui soutiennent sa thèse selon laquelle la Seleka était désorganisée. « Ils ont tous décrit la Seleka comme une coalition d’individus qui se sont rassemblés pour descendre sur Bangui mais qui n’avaient pas d’affinités particulières », a appuyé Cantaloube. Les personnes qui s’étaient rendues en Centrafrique à la fin du mois ont parlé d’un pouvoir qui ne contrôle pas grand-chose. Même le président Michel Djotodia ne semblait pas commander ses troupes ».
Cantaloube a également assisté à plusieurs réunions d’information avant son voyage en République centrafricaine, à l’issue desquelles il a cité Thierry Vircoulon, de l’International Crisis Group, qui a déclaré : « La Seleka n’existe plus. La seule chose qui les unit, c’est la prise de pouvoir à Bangui aujourd’hui ». « J’ai passé 15 jours en République centrafricaine », explique Cantaloube à la Cour. Il décrit Bangui comme une ville paisible lors de son séjour en octobre 2013 : « Le contraire d’une zone de guerre. »
Le procureur Holo Makwaia l’interroge : « Par conséquent, Monsieur Cantaloube, vous conviendrez avec moi que vous ne pourriez pas dire à cette Cour ce qui est arrivé aux civils, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, au cours des mois de mars, avril, mai, juin, juillet, août et septembre, avant votre arrivée ; n’est-ce pas ? »
« Je n’étais pas présent lors des événements qui se sont produits au cours de ces mois, mais j’ai suivi la situation par l’intermédiaire de témoins qui étaient sur place et aussi par des sources diplomatiques », a répondu Cantaloube. Makwaia lui demande s’il est en mesure d’identifier un conflit armé. Cantaloube lui répond : « Ayant couvert un certain nombre de conflits armés en tant que reporter, par exemple l’Irak, l’Afghanistan, la guerre en Libye, la guerre au Mali, la Somalie... je suis capable de comprendre quand un conflit armé est en cours avec des gens qui se tirent dessus en permanence. C’est la définition minimale d’un conflit armé. En République centrafricaine, il y avait des escarmouches dans tout le pays, mais on ne peut pas parler de conflit armé. Je pense qu’il était évident que l’on ne pouvait pas en parler, en tout cas entre mars et octobre, novembre 2013 ».
« Je voudrais dire qu’il s’agit d’une définition d’un journaliste. Je ne suis pas un expert juridique », a-t-il ajouté lorsqu’il a été interrogé à ce sujet.
Une dernière prolongation
Le 21 mars 2025, la défense de Saïd a déposé une « liste de témoins » mise à jour et a informé la Chambre de l’état d’avancement de ses investigations. Elle a demandé un mois de plus pour interroger des fonctionnaires. Elle a demandé plus de temps pour ses observations écrites et pour présenter ses éléments de preuve.
Début avril, les juges ne semblaient pas convaincus : « Bien que des progrès sur tous les fronts semblent encore possibles, la Chambre est préoccupée par l’incertitude quant à savoir si et, le cas échéant, quand la défense obtiendra les informations qu’elle attend toujours. Il n’est pas non plus certain que les éléments nouvellement obtenus s’avèrent pertinents pour la préparation de la défense de M. Said. En principe, l’enquête de la défense aurait déjà dû être finalisée à ce jour », poursuivent-ils, et ils préviennent qu’ils « ne repousseront pas indéfiniment les échéances ». La Chambre rappelle qu’elle a encouragé la défense, il y a plus de trois ans, à commencer son travail d’enquête sans délai, soulignant qu’à l’époque, la défense était déjà en possession de l’essentiel des éléments de preuve de l’accusation.
La défense de Said a jusqu’au 2 mai prochain pour ajouter de nouveaux éléments de preuve ou – si ceux-ci peuvent être amenés – « ajouter des témoins supplémentaires ».