Hirondelle : Peut-on dire que le TPIR a rempli son mandat ?
Gordon : Je pense que les résultats du TPIR parlent d'eux-mêmes. Le TPIR a inculpé 93 personnes, dont des officiers militaires de haut niveau, des membres du gouvernement, des politiciens, des hommes d'affaires ainsi que des responsables d'églises, de milices et de médias. Etant donné que son mandat était de poursuivre les personnes portant la plus lourde responsabilité du génocide de 1994, je pense qu'il a fait un travail admirable en dépit des défis auxquels il a souvent été confronté. En plus de ça, il a créé (au Rwanda) un Centre d'information et de documentation (avec 10 branches provinciales) ainsi qu'un Service à la collectivité qui organise des expositions pour la sensibilisation, des ateliers et des formations sur la justice. Je pense qu'il a compris, au fil des années, qu'il devait jouer un important rôle dans la préservation de la mémoire de ce qui s'est passé en 1994 et donner l'enseignement selon lequel des crimes de ce genre ne devraient plus être perpétrés.
Hirondelle : Pourriez-vous être plus spécifique ?
Gordon : D'abord, il a commencé son oeuvre de justice alors que le Rwanda n'avait absolument pas de capacité d'enquêtes ou de justice, au lendemain du génocide. Deuxièmement, il a produit une jurisprudence cruciale dans le domaine du droit pénal international. On peut citer, entre autres, le fait qu'il a été le premier tribunal international à préciser les éléments du crime de génocide ; le premier tribunal international à définir le viol en DPI (Droit pénal international) et à le reconnaître comme une façon de commettre le génocide. Il a formulé des éléments pour le crime d'incitation directe et publique à commettre le génocide et a conclu qu'un discours de la haine qui n'appelle pas directement à la violence peut donner lieu à des poursuites pour persécution en tant que crime contre l'humanité. Troisièmement, il a aidé à l'établissement et au renforcement des capacités locales (au Rwanda). Quatrièmement, il a contribué à des améliorations du code pénal et du système judiciaire rwandais (notamment à l'abolition de la peine capitale, à de meilleures garanties des procédures et une plus grande indépendance des juges) et a transféré ou aidé à transférer des affaires au Rwanda. Cinquièmement, il participe à la conservation de la mémoire, à la conscientisation et crée d'importants précédents.
Hirondelle : Mais le Tribunal a été accusé d'être une machine lente et très coûteuse…
Gordon : Il est difficile de démarrer un tribunal à partir de zéro, et poursuivre les architectes et les dirigeants exige de mener des enquêtes et se prononcer sur tout ce qui s'est passé sous leur supervision et qui pourrait leur être reproché- c'est une immense entreprise. En faisant ce travail, nous avons appris des leçons inestimables. Le TPIR avait été créé pour juger « les gros poissons » et il a atteint cet objectif.Hirondelle : La plupart des acquittements du TPIR ont été dénoncés, surtout au Rwanda. Votre commentaire ?Gordon : Les récents acquittements de Justin Mugenzi et Prosper Mugiraneza, tout comme les acquittements antérieurs, dont celui de Protais Zigiranyirazo, ont été critiqués. Mais les acquittements montrent que ceci n'est pas une justice pré-déterminée. Il faudrait noter que, dans l'ensemble, le TPIR a un taux d'acquittements de moins de 20 % contre environ 27 % pour les tribunaux nationaux du Rwanda et environ 35 % pour les juridictions Gacaca.
Hirondelle : Une autre critique est l'absence de poursuites pour les crimes qui auraient été commis par les anciens rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) actuellement au pouvoir. Votre commentaire ?
Gordon : Certains ont critiqué le TPIR en relevant qu'il a poursuivi uniquement des extrémistes hutus impliqués dans le génocide perpétré contre les Tutsis. Il n'a pas mené de poursuites pour les crimes commis par le FPR. C'est vrai, mais un certain nombre d'autres éléments doivent être pris en considération. D'abord, sur le plan pratique, le TPIR avait besoin de la coopération du gouvernement rwandais pour accomplir son mandat et n'aurait pas bénéficié de cette coopération si des responsables du FPR avaient été poursuivis. C'est une triste réalité mais c'est ça la réalité. Et cela permet de répondre à une autre critique selon laquelle le Tribunal aurait dû être basé au Rwanda. Cela aurait aggravé encore plus la situation. Deuxièmement, il y a eu des poursuites rwandaises de membres du FPR mais, en toute sincérité, elles ont été dénoncées comme un simulacre de justice. Tous les crimes relatifs aux massacres de 1994 devraient donner lieu à des poursuites. Mais il est un autre fait : des extrémistes hutus ont commis le génocide perpétré contre les Tutsis, et le FPR, quels puissent être ses crimes, n'a pas commis des crimes du même degré de gravité. Ce n'était bien-sûr pas la situation idéale mais le TPIR a pris les mesures de justice qui étaient possibles compte tenu de la situation.
Hirondelle : Et la question des acquittés sans pays d'accueil ?
Gordon : S'agissant des personnes acquittées, il est vrai que les concepteurs du Tribunal n'ont probablement pas considéré cet aspect en profondeur au moment de sa création. C'est un grand problème de justice pénale internationale et je pense que la question doit être résolue par la communauté internationale. S'il n'y a pas de pays qui veulent accueillir ces personnes, même les efforts internationaux les plus robustes resteront vains.
Hirondelle : Y a -t -il encore de l'espoir de mettre la main un jour sur les neuf accusés encore en fuite ?
Gordon : Concernant les fugitifs qui restent, je suis confiant qu'ils seront arrêtés. Je crois comprendre que le Mécanisme résiduel du TPIR recherchera et jugera trois fugitifs de haut niveau : Félicien Kabuga, Protais Mpiranya et Augustin Bizimana. Je pense qu'ils seront arrêtés et jugés. Je crois que c'est aussi vrai pour les six autres. J'ai travaillé au Bureau des Enquêtes spéciales aux Etats-Unis, dans la Cellule de traque des Nazis. Nous avons pu localiser des criminels de guerre plusieurs décennies après la perpétration de leurs crimes et les faire traduire en justice. Je crois que les autorités nationales, dans les différents pays où se déplaceraient ou résideraient ces personnes, les localiseront un jour. Et je pense que les concernés suent et souffrent sous l'épée de Damoclès de la justice.HN/JC/YL