Le chef de l’Etat Béji Caied Essebsi lance son projet de loi à propos de « la réconciliation économique et financière » le 14 juillet 2015, dans la torpeur de la dernière semaine du mois de ramadhan. Les Tunisiens souffrant depuis quatre ans de l’effondrement de leur pouvoir d’achat, suite à une inflation des prix à la consommation et à une crise économique sans précédent, se préparent à se saigner les quatre veines pour subvenir aux dépenses de la fête de l’Aïd el Fitr.
Les voix des médias, qui rivalisent à faire l’éloge de « l’initiative présidentielle », étouffent presque l’écho des deux communiqués successifs de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) publiés le 16 puis le 21 juillet dénonçant le contenu du texte de loi. Devant le manque de réactivité de la société tant civile que politique, la commission vérité organise le 14 août un débat sur le projet de BCE. On y convie le Professeur de droit public Jawhar Ben Mbarek, fondateur du réseau associatif Dostourna (notre constitution), et l’influent blogueur Azyz Amami, 33 ans, rendu célèbre par le mouvement de contestation du régime de l’ex président Ben Ali notamment le long du mouvement révolutionnaire du 17 décembre 2010-14 janvier 2011.
Pendant le débat et dans une violente diatribe contre « la réconciliation économique et financière », Azyz Amami s’enflamme : « Cette affaire me fait penser à un type qui m’aurait roué de coups pratiquement jusqu'à me laisser sans vie. Quelques mois après, le croisant dans un café et comme si de rien n’était, il viendrait s’attabler face à moi et tout sourire me proposerait…une réconciliation ! ». Le ton du jeune homme monte crescendo : « Non, je ne pardonnerai pas ! Cette loi ne passera pas…Nous mettront le feu à l’Assemblée des représentants du peuple s’il le faut ! ».
« Inscris-toi à la RECONCILIATION NATIONALE ! »
Une polémique se déclenche dans les milieux politiques et médiatiques suite aux propos subversifs du cyber-activiste relayés par le site de l’IVD. Une plainte est même déposée contre lui et contre Sihem Bensedrine, la présidente de l’Instance -« pour complicité »- par quatorze députés de Nidaa Tounès (l’Appel de la Tunisie), le parti que le président Béji Caied Essebsi avait fondé en juillet 2012. Mais comme d’habitude, le sens de provocation d’Azyz Amami ne laisse point indifférents les jeunes internautes tunisiens, dont un groupe s’inspire de sa menace-devise : « Je ne pardonnerai pas ! », « Manich Msemeh » en arabe, pour créer une page sur Face Book, qui récoltera très vite plus de 7 900 likes.
« Tu es salarié et tu as sur le dos un crédit bancaire que tu n'arrives pas à rembourser…
Tu es incapable de payer tes factures d'eau et d'électricité...
Tu es crédité jusqu’au cou auprès de l’hôpital, de la Caisse nationale d’assurance sur la maladie et de la Caisse nationale de la sécurité sociale…
Tu es jeune diplômé et tu as emprunté une somme d’argent auprès de la Banque de solidarité, mais difficile de faire tourner ton affaire…
La solution est très simple. Il faut juste que tu t'inscrives à la RÉCONCILIATION NATIONALE.
Vas-y maintenant avant que toutes les places ne soient prises !
Que valent donc tes deux, cinq milles ou même quinze milles dinars devant leurs milliards à eux ? », parodie allégrement la page « Je ne pardonnerai pas ».
Autour de la vidéo du juge administratif Ahmed Souab, autre personnalité haute en couleurs nouvellement démissionnaire de la commission de confiscation des biens mal acquis, réalisée par le site tunisien Nawaat, où il démontre clairement la non constitutionnalité de l’initiative législative de BCE et que la société virtuelle n’arrête pas de se partager, la protestation sur les réseaux sociaux s’élargit au gré des jours. Elle gagne les partis de gauche au parlement et sème la discorde dans le quartet de la coalition gouvernementale (Nidaa Tounes, Ennahdha, Afak et l’Union patriotique libre), poussant le chef du cabinet présidentiel, Ridha Belhaj, le véritable maitre d’œuvre du texte de loi, à déclarer le 19 août sur les ondes de Mosaïque FM : « Ceux qui s’opposent à la réconciliation nationale sont une minorité vaincue aux élections, qui ne dépassent pas les quelques élus ». Il gronde : « L’Instance n’est pas une assemblée législative, elle n’a pas le droit de donner son avis sur un projet de loi ! ».
Une coalition civile contre le projet de loi
Ce discours d’un porte-drapeau du parti majoritaire, qui selon, Amor Safraoui, avocat et président de la Coordination nationale indépendante de la justice transitionnelle (CNIJT), « renoue avec une dangereuse vision hégémonique du pouvoir dominée par la loi du nombre » provoque une levée de bouclier de plusieurs ONG. La société civile, qui a pendant les deux années 2012 et 2013 incarné une sentinelle avancée pour défendre la Constitution contre l’intention du groupe parlementaire dominant appartenant au mouvement Ennahdha (le parti islamiste) d’y intégrer des référence à la charia, entre dans l’arène de la bataille. Avec la même intention : « Celle de sauver le processus transitionnel », insiste le juge Ahmed Souab.
Le 21 août et à l’initiative de la CNIJT et du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES)- qui avait présenté le 16 juin dernier un dossier à l’IVD pour inscrire Kasserine en tant que « région victime de l’exclusion du système mafieux de Ben Ali »- un front associatif est créé. Il veut contrecarrer le lobby de l’argent, qui se mobilise lui aussi, sous le chapeau de la société civile, dans le cadre de plusieurs débats publics organisés notamment par les experts comptables et des avocats d’affaires. Baptisé « Coalition civile contre le projet de loi sur la réconciliation économique et financière », le front appelle particulièrement au retrait de l’initiative législative de BCE. Il réunit également des blogueurs, des historiens, des économistes, des universitaires, plusieurs juges et avocats, de s syndicalistes, des militantes féministes, des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes, d’anciennes victimes de la dictature et des leaders politiques reconvertis dans le champ social.
Son objectif est double, mobiliser d’une part l’opinion publique, mais aussi les organisations influentes comme l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Ordre national des avocats contre le projet présidentiel en l’expliquant et en mettant l’accent sur ses failles constitutionnelles- un argument puissant et porteur auprès de beaucoup de Tunisiens-. Et d’autre part faire du lobbying auprès des députés pour les inciter à boycotter le projet.
L’initiative commence à porter ses fruits en amplifiant le mouvement de désaveu vis-à-vis de la proposition législative présidentielle. Seize associations de Tunisiens d’Europe, renforcées de personnalités politiques et scientifiques tunisiennes se rallient à la nouvelle Coalition née le 21 août dernier, et annoncent leur intention de se rassembler le 3 septembre prochain devant l’Ambassade de Tunisie à Paris afin d’appeler les députés à « rejeter le projet et de veiller au respect de l'Etat de droit et de la Constitution ».
La pression de la rue pour renverser la vapeur
« Bien que selon nos premiers contacts avec les parlementaires des divisions se soient exprimées au sein de tous les partis à propos de « la réconciliation économique et financière », le texte a beaucoup de chances de passer à l’Assemblée. Nous travaillons d’ores et déjà à collecter les trente signatures des députés qui désapprouvent l’initiative pour appeler à sa révision devant l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois. Cette stratégie est la meilleure pour faire capoter le projet », espère Amor Safraoui, le coordinateur de la coalition civile.
Moutaâ Amin El Waer, militant à la Ligue tunisienne des droits de l’homme, à Amnesty International, administrateur de la page « Je ne pardonnerai pas » et membre du nouveau front, croit dur comme fer, que le dialogue est insuffisant pour renverser la vapeur : « Seuls les mouvements de rue peuvent exercer une pression sur les politiques au point de changer les rapports de force et de casser le blocage médiatique. C’est à ce stade-là que les hommes du pouvoir commenceront à réviser leurs positions : devant le risque de perdre de précieuses réserves électorales, ils peuvent abandonner un projet devenu de plus en plus impopulaire ».
Le jour de la rentrée parlementaire, le 27 août dernier, Moutaâ Amin El Waer a organisé avec ses amis, malgré l’Etat d’urgence interdisant les mouvements de rue, une marche de protestation, qui a sillonné Tunis, à partir du siège de la centrale syndicale, Place Mohamed-Ali, jusqu'à l’avenue Bourguiba, et scandé des slogans contre la corruption et le déni officiel des malversations économiques des mafieux.
Comme au temps de cet inoubliable 14 janvier 2011…
À lire aussi et la première partie de notre enquête