Un jour, la mère de Sandra une des rescapées tutsies du génocide rwandais dit à sa fille : « le temps est venu de vous en parler directement ». Et, la mère raconte à sa fille de douze ans et à ses autres enfants : « la marche des expéditions, comment les gens étaient coupés, comment les cadavres prenaient la place des vivants dans l’eau noirâtre ou derrière les taillis ». Jean Hatzfeld poursuit ainsi son récit sans fin du génocide rwandais. Après avoir laissé parler les bourreaux et les victimes, il donne la parole aux enfants dans son dernier livre, « Un papa de sang ». À ces enfants du génocide près de vingt ans après les massacres qui ont fait entre 800 000 et 900 000 morts, des tutsis dans leur écrasante majorité. Le temps d’une adolescence.
Les habitués de Hatzfeld longtemps reporter de guerre à Libération retrouveront les personnages qu’il suit inlassablement depuis 2001 date de la publication de son premier récit rwandais « Dans le nu de la vie ». Ils retrouveront les mêmes lieux. Ils retrouveront aussi son style, cette façon de laisser la parole à ces témoins comme il les a entendus.
L'école
Hatzfeld ne juge pas, ne commente pas. Il laisse ces jeunes rwandais, enfants des victimes, enfants des bourreaux, raconter leur histoire. À leur manière. Nadine, née du viol par un milicien hutu (les redoutables Interahamwe) de sa mère, ue agricultrice tutsie veut tout savoir de sa famille décimée : « leurs blagues favorites, s’ils se pinçaient en taquineries, si ils savaient des chansons ou des contes rwandais ». « Des questions pareilles qui relèvent la famille en imagination », dit sa mère.
Les enfants des tueurs racontent aussi leur enfance blessée et volée, « cochonnée » comme dit l’un d’eux. « Je ne pouvais changer de papa quand même », avoue Idelphonse, enfant d’un détenu hutu, qui dit « avoir esquivé les cailloux en même temps que les insultes sur le chemin de l’école ». Un autre enfant de bourreau explique : « ce peut être crasseux d’être la fille d’une personne chargée ». Ces enfants de prisonniers hutus racontent une jeunesse honteuse et difficile avec un père qu’ils voient quelques minutes au pénitencier et une mère submergée de travail et de gêne. Ils disent : « la peur de vivre avec un père qui a trempé dans le mal ».
Les deux communautés se côtoient mais à lire ces enfants, ne se mélangent ni se marient. À l’école est enseigné le génocide, les écoliers vont sur les lieux de mémoire mais les enfants tutsis ou hutus ne peuvent en parler ensemble. Innocent, un professeur tutsi explique « ils ne sont pas rongés de la même façon, ils n’emploient pas les mêmes mots. Les jeunes hutus, ils se passeraient bien d’en parler s’ils le pouvaient ». Comme le dit Sandra, la jeune tutsie née d’un viol, « souffrir d’être chassée est plus humain que de se noircir l’âme à chasser ».
À lire Hatzfeld, le Rwanda essaie de construire un destin commun pour ses enfants. Les mentions ethniques ont disparu des formulaires, les directives gouvernementales excluent les mots « hutu » et « tutsi », l’instruction civique efface l’ethnie. Le génocide est commémoré tous les ans par une semaine de deuil vécue douloureusement par les deux côtés. « Les peurs braisent nos souvenirs », dit le professeur. Comme tous les enfants du monde, ces gosses sont sur Facebook, regardent des matchs de foot, draguent et s’amusent. Mais, « le cœur croise le soupçon », dit un jeune hutu. Nombre d’hommes restent des « papas de sang », c’est à dire des papas qui ont tué, des papas qui ont violé. Comme le dit Idelphonse, « Un enfant ne veut pas tout entendre de son papa ».
Jean Hatzfeld Un papa de sang Gallimard 19 €