Alioune Tine, défenseur des droits de l'homme depuis une trentaine d'années, est, depuis le début de l'année, directeur d'Amnesty International pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre. Dans une interview avec www.justiceinfo.net, il salue la tenue, après maints atermoiements, du procès de l'ancien président tchadien Hissène Habré poursuivi pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et torture devant les Chambres africaines extraordinaires (CAE), un tribunal spécial africain siégeant à Dakar. L'activiste sénégalais regrette cependant l'absence d'un mécanisme africain crédible et indépendant pour juger les crimes commis par des dirigeants encore au pouvoir.
JusticeInfo.Net : Que représente le procès d'Hissène Habré pour l'Afrique et pour le monde ?
Alioune Tine : Pour Amnesty International, le procès de l'ancien président tchadien Hissène Habré, va mettre fin à 25 ans d'impunité et donner de l'espoir aux dizaines de milliers de victimes de violations des droits humains et de crimes de droit international commis sous son régime. Pour l'Afrique, et c'est mon avis personnel, le procès d'Hissène Habré représente un tournant majeur pour la justice sur le continent et le reste du monde en ce sens qu'il va montrer que les responsables présumés de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité ne trouveront refuge nulle part. Maintenant, nous espérons simplement que justice sera rendue grâce à un procès équitable conforme au droit et aux normes internationaux.
JusticeInfo.Net : L'Afrique juge-t-elle vraiment l'Afrique ou est-ce l'Afrique des vainqueurs qui juge l'Afrique des vaincus ?
AT : Je suggère qu'on ne s'attarde pas sur de telles considérations. Ce qui mérite d'être soutenu est que le procès d'Hissène Habré représente une étape importante dans la lutte contre l'impunité des crimes commis sur le continent. Comme on parle du Tchad, il faut noter que ce pays ne pourra rompre avec son passé tragique que s'il fait en sorte de traduire devant des tribunaux civils tous les responsables des très nombreux crimes de droit international et violations des droits humains. Et cela est aussi valable pour tous les autres pays africains.
JusticeInfo.Net : Jusqu'où va l'indépendance des Chambres africaines extraordinaires si elles ne peuvent juger que Habré, le vaincu ?
AT : Je pense que les Chambres africaines extraordinaires sont une expérience originale suivie avec un certain intérêt par la communauté internationale. De ce point de vue, je ne peux pas me permettre de douter de leur indépendance. Je sais par ailleurs que ces chambres pourraient bien constituer une solution intermédiaire pour l'Union Africaine s'il existe une réelle volonté de l'institution de lutter contre le cancer de l'impunité en Afrique. Je signale toutefois qu'Amnesty International a également joué un rôle important dans la décision prise par le Sénégal et l'Union africaine, le 22 août 2012, d'établir les Chambres africaines extraordinaires chargées de juger les crimes commis sous le gouvernement d'Hissène Habré.
JusticeInfo.Net : Quelles sont les chances de la plainte déposée par Maître Mbaye Jacques Ndiaye au nom « de victimes tchadiennes d'Idriss Deby » ?
AT : Vous savez ceux qui se sentent victimes ont le droit de déposer une plainte. Ça je le trouve normal. Quand le procès Habré commençait en juillet dernier, nous avions aussi souligné que cinq autres hauts responsables du gouvernement Habré inculpés n'avaient toujours pas été traduits en justice. Nous avions clairement indiqué aussi que le président tchadien actuel, Idriss Déby, n'a pas été inculpé par les Chambres africaines extraordinaires alors qu'il a été chef d'état-major de l'armée sous le régime d'Hissène Habré. Les recherches menées par Amnesty International indiquent que des soldats sous ses ordres pourraient avoir commis des massacres dans le sud du Tchad en 1984. Idriss Déby s'est par la suite enfui au Soudan en 1989 et organisé une coalition de groupes armés qui a renversé Hissène Habré en décembre 1990.
JusticeInfo.net : La plainte a-t-elle un quelconque mérite, ne serait-il que symbolique ?
AT : Bien sûr, d'autant qu'à mon avis, la prochaine étape pour les autorités tchadiennes consiste à veiller à tout mettre en œuvre pour déférer à la justice les responsables présumés des crimes de droit international commis quand Hissène Habré était au pouvoir.
JusticeInfo.Net : D'une manière générale, les dictateurs africains ne sont inquiétés qu'après leur déchéance. Donc lorsque le mal est fait. Que faut-il pour que cela change ? Pensez-vous qu'une Cour africaine (organe de l'Union africaine) qui serait dotée d'une compétence pénale pourrait être une solution ? Jusqu'où irait son indépendance ?
AT : Aujourd'hui, le problème, c'est que les présidents ne pourront en aucun cas être poursuivis pendant leur mandat par la Cour pénale internationale (CPI) au nom d'une certaine immunité. C'est ça le problème. Tous les présidents africains sont d'accord là-dessous. C'est pourquoi, ils protègent Béchir du Soudan et avaient demandé à Uhuru Kenyatta de ne pas aller répondre à la CPI.
Une cour africaine est indispensable pour poursuivre les élites politiques et autres qui commettent des crimes, et elle pourrait aussi, avec le temps, se construire une indépendance. Nous pensons que c'est possible, en nous fondant par exemple sur les décisions prises par la Cour de justice de la Cedeao (ndlr : Communauté de développement des états d'Afrique de l'Ouest) ou la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples. Les deux cours ont donné la preuve de leur indépendance vis-à-vis des Etats.
Mon opinion personnelle est que l'Afrique ne doit pas traîner le pas : elle devrait pouvoir juger les crimes contre l'humanité et les autres crimes graves commis par ses leaders sur le continent.
JusticeInfo.Net : En attendant, la CPI reste-t-elle, comme l'affirment certains, la solution la moins mauvaise ?
AT : Hélas oui. L'existence de cette juridiction fonctionnant sur la base du principe de la subsidiarité ou de la complémentarité fait perdre aux Etats africains leur souveraineté judiciaire. Les Africains sont dans une situation d'impasse : d'une part, ils ne se donnent pas les moyens de juger leurs leaders et, d'autre part, ils refusent qu'on les envoie à la CPI.
Mais ce qu'il faut retenir avec le principe de complémentarité et de subsidiarité, est que les Etats africains peuvent, s'il y a une volonté politique réelle, construire une véritable souveraineté en adoptant des lois de compétence universelle, comme le Sénégal et l'Afrique du Sud l'ont fait. Et c'est cela l'alternative à la CPI.