Des chroniques, des billets, des humeurs, des pamphlets, des lettres ouvertes…Néziha Réjiba, alias Oum Zied, 65 ans, est l’auteur de milliers d’articles d’opinion trempés dans un esprit frondeur enclin à l’irrévérence, dans une lucidité critique. Voilà pour le fond. La forme, elle, séduit toujours : une langue arabe aérienne, élégante, toujours réinventée, à la fois accessible et fertile ajustée à la modernité de sa pensée.
Cela fait près de quarante ans que cette passionaria de la liberté d’expression et militante engagée des droits de l’homme, à l’origine professeur d’arabe, que le régime de Ben Ali a longuement persécutée, scrute le phénomène du pouvoir en Tunisie avec un regard et un ton à nuls autres pareils.
Elle connaît bien les médias pour s’être essayée au métier d’éditorialiste dans les journaux indépendants dès 1978, à la suite des affrontements sanglants entre le pouvoir et la centrale syndicale.
Ben, Ali et la censure préventive
« Les médias étaient sous tutelle du pouvoir politique depuis le règne du premier Président de la république tunisienne Habib Bourguiba. Mais ce qui distinguait Bourguiba de Ben Ali [le second Président 1987-2011], c’est que le premier nous laissait le temps de petites éclaircies nous exprimer assez librement. Nous en profitions pour revendiquer plus de libertés. Or, ces éclaircies étaient suivies d’orages houleux, où ces espaces se renfermaient de nouveau. Le second, moins fin, moins cultivé et moins intelligent que Bourguiba, pratiquait une censure brutale, une censure préventive », témoigne Oum Zied.
En janvier 1988, la chroniqueuse est la première à tirer à boulets rouges sur Ben Ali, pourtant encensé par tous en ces débuts de sa présidence. Elle écrit alors dans le journal indépendant Errai (L’Opinion) : « N’applaudissez pas trop vite Ben Ali. N’oubliez pas son passé. Sa carrière raconte un militaire récupéré par la gente du pouvoir à une période où notre pays a connu un verrouillage des libertés ».
L’article vaut au journal sa condamnation à mort…
En 2003, Oum Zied, alors star de l’espace de liberté nouvelle celui de la cyberdissidence, que le régime policier de l’époque n’arrive pas à bâillonner totalement, est acculée à écoper de huit mois de prison avec sursis pour une affaire de transfert de devises montée de toutes parts par les hommes de Ben Ali : « Ce procès visait à sanctionner l’ensemble de mon œuvre », en rit-elle encore.
Mercenaires, à vos plumes !
Les plumes mercenaires se déchainent.
Ils ne vont pas l’épargner non plus lorsqu’elle reçoit en 2009 le Prix international de la liberté de la presse que lui remet le Comité international pour la protection des journalistes. Et c’est devant le tout New York qu’elle déclame un discours incendiaire vis-à-vis du régime liberticide tunisien. Comme à leur habitude, les propagandistes du système montent contre elle une féroce campagne diffamatoire. Le même article, la taxant « de vendue à l’étranger » et de « vieille dépravée corrompue » est publié dans Essarih (L’homme franc), un journal tunisien pseudo indépendant, mais aussi dans d’autres quotidiens arabes entretenus par le pouvoir de Ben Ali, Echark (L’Orient) au Liban et Al Ahrar (Libres) en Egypte. L’accueil qui lui est réservée à son retour de New York est lui aussi trempé dans le même dispositif répressif : dans un aéroport vide, où tous les voyageurs ont été évacués pour éviter que le scandale ne s’ébruite, les fouilles à corps de la police cherchent à l’humilier : « Tu te prétends libres, voilà le prix à payer », voulait-on me démontrer.
En Tunisie, les uns après les autres les journaux indépendants sont suspendus, le Phare, le Maghreb, Errai. Des journalistes et des éditorialistes qui s'attaquent frontalement au pouvoir ou dénoncent sa barbarie sont emprisonnés ou s’exilent à l’étranger. La Tunisie devient un cimetière médiatique frappée par les insignes de la propagande, de la désinformation et de la sinistrose…jusqu’au 13 janvier 2011. Lorsque le Président Ben Ali à la veille de son départ précipité en Arabie Saoudite annonce dans son ultime discours : « La pleine et entière liberté pour la presse, le libre accès aux sites Internet… ».
Oum Zied : « Aujourd’hui, je suis déçue »
Avec l’avènement de la révolution tunisienne, la presse s’affranchit tout d’un coup de la censure. Les tabous d’hier tombent d’un seul coup !
Néziha Rejiba appréhende au départ cette expression totalement débridée : « Mais je me suis dite que le chaos de la liberté valait mille fois mieux que les chaines de la peur et qu’il fallait laisser un peu de temps aux gens pour exprimer leur colère et leurs frustrations accumulées des dizaines d’années durant. Je me suis alors réconciliée avec la télévision où j’ai été invitée à témoigner à propos des années de plomb. Au temps du gouvernement de la troïka [décembre 2011- décembre 2013], dirigée par les islamistes, j’ai soutenu les divers sit in de la télévision nationale et du journal Le Temps, où les journalistes luttaient pour défendre leurs libertés. Mais aujourd’hui je suis déçue… ».
Elle s’interroge : aurait-on donné des consignes pour la mettre sous embargo à la télévision et à la radio ? Elle, électron libre, ne roulant pour personne ? Alors qu’elle a tellement de choses à dire ? Alors qu’elle a envie de partager avec le public ses opinions sur cette bipolarition de la scène politique entre Nidaa Tounes (l’Appel de la Tunisie), le parti séculariste fondé en 2012 par Béji Caied Essebsi, l’actuel chef de l’Etat, et le mouvement Ennahdha, au référentiel islamiste ? « Comme s’il n’y avait pas de possible troisième voix y compris dans les médias ? », se demande-t-elle encore.
Néziha Rejiba a déposé il y a plusieurs mois un projet d’émission hebdomadaire à la télévision publique, où elle inviterait des gens peu médiatisés mais qui décrypteraient l’actualité sous un angle inédit, loin du déjà vu et déjà entendu que ressassent les chaines privées. Elle attend toujours la réponse du PDG : « Ce sera ma part de réparations par rapport à toutes ces années de filatures, d’écoutes téléphoniques, d’intimidations, de menaces, de violation de ma vie privée, de diffamation », dit-elle mi-sérieuse, mi-farceuse.
« Aujourd’hui, la propagande est revenue d’une façon exacerbée notamment dans les chaines de télé et de radio privées. Les médias ont joué un rôle prépondérant pour faire gagner aux dernières élections de l’automne 2014 ces deux partis, dont les principes et les programmes, n’ont rien à voir avec les idéaux et les revendications de liberté et d’égalité sociale de la révolution, privant les Tunisiens d’un parlement politiquement beaucoup plus multiple », dénonce la chroniqueuse.
Oum Zied estime que tant qu’une justice transitionnelle appliquée aux médias n’a pas été réalisée pour connaitre la vérité sur des hommes et des femmes, impliqués dans le système de propagande de Ben Ali et qui trônent de nouveau dans les médias, à la tête d’émissions de prime time, une évolution réelle et sur des bases éthiques de ce secteur tardera encore…
Olfa Belhassine