« Les combats perdus d'avance sont les combats les plus beaux », disait un jour à l'audience Maître Raphaël Constant, plaidant une requête orale pour la défense du colonel Théoneste Bagosora, le prisonnier phare du Tribunal pénal international (TPIR). D'où un sentiment de relative satisfaction de la part de ce laborieux avocat martiniquais à l'issue du procès. Au terme d'une bataille juridique de plusieurs années, l'homme qui avait été présenté par l'accusation comme « le cerveau » du génocide des Tutsis de 1994 n'a été en effet condamné que pour omission. Et a échappé à la perpétuité, la peine maximale que pouvait imposer ce tribunal des Nations unies qui fermé ses portes le 1er décembre 2015.
Comment Maître Constant est-il devenu l'avocat de Bagosora ? « J'avais été contacté par le beau- fils du colonel qui vivait à cette époque en Suisse et qui vit depuis aux USA », raconte le défenseur. Le Bâtonnier de Fort-de-France se souvient d'avoir alors connu des ennuis à cause de sa décision. « J'ai reçu quelques menaces. Je me suis heurté à pas mal d'incompréhensions chez des proches, incompréhensions qui n'ont été dissipées qu'après de longues discussions », témoigne-t-il, soulignant cependant que son travail consistait à « défendre un homme, le colonel Bagosora et non la politique de la France au Rwanda ».
Lorsque l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana est abattu dans la soirée du 6 avril 1994, déclenchant le génocide des Tutsis, Bagosora, alors officier à la retraite, est Directeur de cabinet au ministère de la Défense. En l'absence de son ministre en mission à l'étranger, il prend un certain nombre d'initiatives. Le ministre de la Défense, Augustin Bizimana, rentre de mission trois jours après l'assassinat du président Habyarimana et un gouvernement intérimaire est mis en place.
Exilé depuis juillet 1994, comme d'autres dignitaires de ce gouvernement, Bagosora sera arrêté le 9 mars 1996 au Cameroun et transféré au centre de détention du TPIR à Arusha en Tanzanie le 23 janvier 1997.
Plan « machiavélique »
Le procès- phare dans lequel il comparaît avec trois autres anciens hauts responsables militaires s'ouvre le 2 avril 2002. Les quatre hommes sont notamment poursuivis pour entente en vue de commettre le génocide, génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, crimes contre l'humanité (notamment l'extermination et le viol) et crimes de guerre.
L'accusation soutient que depuis la fin de 1990 jusqu'à juillet 1994, Théoneste Bagosora et d'autres se sont entendus pour élaborer un plan « machiavélique » dans l'intention d'éliminer la population civile tutsie et des membres de l'opposition, et se maintenir ainsi au pouvoir. « Les éléments de ce plan comportaient, entres autres, le recours à la haine et à la violence ethnique, l'entraînement et la distribution d'armes aux miliciens ainsi que la confection de listes de personnes à éliminer. Dans l'exécution de ce plan, ils ont organisé, ordonné et participé aux massacres perpétrés à l'encontre de la population tutsie et des Hutus modérés », allègue le procureur. S'agissant en particulier du colonel Bagosora, l'accusation affirme qu'après l'attentat contre l'avion de l'ancien président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, il a « de facto » pris le contrôle des affaires politiques et militaires du Rwanda.
Le jugement tant attendu par le monde entier tombera le 18 décembre 2008. Bagosora et deux de ses co-accusés sont condamnés pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Ils sont cependant acquittés du crime d'"entente en vue de commettre le génocide", une qualification recouvrant l'élaboration collective du projet génocidaire et les préparatifs nécessaires en vue de son exécution.
Interrogé par la presse, Me Constant exprime sa déception mais « constate quand- même que le chef d'entente en vue de commettre le génocide n'a pas été retenu ». « C'est ce qui est important (...), c'est une remise en cause de toute l'historiographie du Rwanda », estime l'avocat.
De la perpétuité à 35 ans de prison
La chambre de première instance a suivi le raisonnement du procureur selon lequel Bagosora dirigeait de facto l'armée rwandaise durant les trois jours après l'attentat le 6 avril 1994 contre l'avion du président Juvénal Habyarimana. Elle a par ailleurs conclu à la responsabilité du colonel dans l'assassinat le 7 avril, par des éléments de l'armée rwandaise, du Premier ministre de l'époque, Agathe Uwilingiyimana, perçue comme trop modérée par la frange extrémiste du régime hutu. La responsabilité de Bagosora est également retenue dans les assassinats ciblés de différentes personnalités politiques. La chambre l'a également jugé coupable d'avoir joué un rôle dans l'assassinat de 10 Casques bleus belges, le 7 avril, dans un camp militaire de Kigali et dans les massacres de Tutsis à des barrages routiers à Kigali et dans sa région natale de Gisenyi, dans le nord-ouest. Pour tant de responsabilité pénale, la seule peine qui convienne est la perpétuité.
Mais, c'était tout de même déjà une certaine victoire pour la défense, estime Raphaël Constant. « Pas de planification. En fait sur la soixantaine de faits reprochés dans l'acte d'accusation ou par les témoins, le tribunal n'en a retenu qu'une infime partie concentrée sur trois jours », constate l'avocat. Bagosora et son défenseur ne s'arrêtent pas là pour autant.
Le 08 mai 2012, les juges d'appel du TPIR confirment certes la responsabilité Bagosora pour génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, mais ils annulent plusieurs conclusions factuelles de la chambre de première instance et réduisent la peine à 35 ans de prison.
Sa responsabilité n'est retenue, au final, que pour n'avoir pas prévenu les crimes commis par des militaires et pour n'avoir pas puni les auteurs.
« La chambre d'appel a retenu la culpabilité de Bagosora comme par défaut. Je pense que le mythe du "cerveau" s'est écroulé et que les juges se sont raccrochés à ce qu'ils pouvaient », se félicite aujourd’hui Me Constant. Il affirme cependant que « l'acquittement de Bagosora était politiquement inconcevable », car, dit-il, «le TPIR n'a jamais pu être une juridiction indépendante des contingences politiques ».
Depuis juillet 2012, Bagosora, aujourd'hui âgé de 74 ans, est emprisonné à Bamako, au Mali, en vertu d'un accord entre ce pays et les Nations unies. « J'ai peu de contact avec le Colonel. Je pense aller le voir à la fin de mon bâtonnat en 2016 », confie son ex-avocat.