A Bisesero, dans l'ouest du Rwanda, les rescapés tutsi du génocide de 1994 se souviennent encore avec douleur, plus de 20 ans après, d'une patrouille de la force française Turquoise qui, disent-ils, les a abandonnés à leurs tueurs hutu pendant trois jours.
Ezechiel Ndayisaba, agriculteur de 56 ans, montre une forêt d'eucalyptus en contrebas, à flanc de colline. C'est là, caché dans un trou, qu'il s'est réfugié de longues semaines avec des centaines d'autres survivants tutsi des massacres pour échapper aux miliciens hutu Interahamwe, jusqu'à l'arrivée le 27 juin 1994 d'une patrouille de soldats français.
L'armée française s'était déployée le 22 juin au Rwanda, dans le cadre de l'opération Turquoise, sous mandat de l'ONU pour arrêter les massacres débutés en avril et qui feront en trois mois quelque 800.000 morts, très majoritairement tutsi.
En 2005, des rescapés ont porté plainte en France, reprochant aux militaires français arrivés ce 27 juin à Bisesero d'avoir promis aux Tutsi de revenir, ce qu'il ne feront que le 30 juin, trois jours durant lesquels des centaines de personnes ont été massacrées.
Fin novembre, la Fédération internationale et la Ligue des droits de l'Homme (FIDH et LDH), ainsi que l'association Survie, parties civiles, ont demandé à Paris la mise en examen pour complicité de génocide de deux officiers français: Jacques Rosier, qui commandait le groupement des forces spéciales sur place, et Marin Gillier, chef du détachement de commandos marine déployé au Rwanda.
- Des cadavres encore chauds -
"Lorsque les Français sont arrivés sur cette route, nous sommes sortis de notre cachette pour leur parler", se rappelle M. Ndayisaba. "Pour leur démontrer la gravité de la situation, nous leur avons montré des cadavres, dont certains étaient encore chauds".
Les survivants, épuisés, traumatisés et souvent gravement blessés, pensent être sauvés. Pourtant, raconte M. Ndayisaba, malgré leurs supplications, la patrouille française s'en va après leur avoir conseillé de retourner "se cacher" en attendant son retour.
"Lorsque je les ai vus partir, je me suis dit: +C'est la fin, on va mourir, il ne reste plus qu'à prier+", dit-il. Sa femme et ses quatre enfants seront tués le lendemain, 28 juin, lors d'une attaque de miliciens.
Au mémorial de Bisesero, où reposent quelque 50.000 victimes tutsi, Antoine Sebiroro, 42 ans, est venu comme presque tous les jours depuis 21 ans se recueillir sur la sépulture de ses proches.
Selon lui et d'autres rescapés, un certain Jean-Baptiste Twagirayezu était aux côtés des militaires français ce 27 juin. "C'était un tueur qui leur servait de traducteur. Il leur faisait croire que c'était les Tutsi qui tuaient les Hutu" et non l'inverse, assure-t-il.
Lorsque les Français sont partis ce jour-là, "j'ai perdu espoir", avoue M. Sebiroro, qui pouvait à peine marcher après avoir reçu une balle dans le pied. "Je me suis dit que si les blancs nous abandonnaient, nous allions être tués". Informés des cachettes des rescapés, les Interahamwe sont revenus et ont tué "jour et nuit", raconte-t-il.
- 'On les a suppliés' -
Les juges parisiens cherchent à déterminer ce que savait réellement la hiérarchie militaire, laquelle assure n'avoir pris connaissance de la situation à Bisesero que le 30 juin.
Une version mise à mal par le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, chef de la patrouille de reconnaissance le 27 juin. Il dit avoir immédiatement alerté sa hiérarchie par téléphone et fax sur les exactions en cours. "Ils seraient 2.000 cachés dans les bois (...) Ils espéraient notre protection immédiate", écrit l'officier dans un fax déclassifié.
Pour les parties civiles, Jacques Rosier, comme l'état-major à Paris, sont donc informés dès le 27 juin de "menaces de la part de Hutu" contre des Tutsi. Selon elles, l'attitude de la hiérarchie militaire relève de la complicité de génocide et pas de la simple non-assistance à personne en danger, qui serait prescrite.
Des officiers de l'armée, dont le chef de l'opération Turquoise à l'époque, le général Jean-Claude Lafourcade, ont réfuté des accusations "invraisemblables" et "monstrueuses".
Antoine Sebiroro estime pourtant "inconcevable" que les soldats français n'aient pas immédiatement pris la mesure de la situation. "S'ils étaient restés, beaucoup de gens seraient encore en vie", poursuit-il.
"S'ils n'étaient pas arrivés, nous ne serions pas sortis de nos cachettes", abonde Aphrodis Ntakirutimana, rescapé de 43 ans qui a perdu une vingtaine de membres de sa famille à Bisesero, dont beaucoup après le départ des Français.
"On les a suppliés de nous laisser partir avec eux, en marchant devant leurs voitures", en vain, poursuit-il. Pour lui, cette patrouille française était "complice" des milices Interahamwe.