Dans l'ancienne commune de Taba, à moins d'une soixantaine de kilomètres de Kigali, on parle toujours de l'ancien maire Jean-Paul Akayesu, premier jugé et premier condamné du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ce tribunal créé par l'ONU en novembre 1994 a fermé ses portes le 31 décembre dernier après avoir rendu son dernier jugement, deux semaines plus tôt, dans le plus long procès de son histoire.
La clôture du tribunal replace l'ex-responsable administratif au centre des discussions dans son terroir.
En avril 1994, Jean- Paul Akayesu, alors âgé de 40 ans, vient de faire une année à peine à la tête de Taba, une commune où il a d'abord exercé comme enseignant.
Au départ, ce fils naturel d'un ancien notable tutsi s'oppose au génocide dans son entité administrative. Mais, tout à coup, alors qu'il rentre d'une réunion à la mi-avril, tout bascule, comme se souvient son oncle maternel, Hamada Munyandamutsa.
« C'est en animal féroce qu'il est revenu. Inapprochable ! A la tête des premières expéditions de tueurs et de violeurs », raconte le vieux Hamada, l'air soudain attristé.
Le 2 septembre 1998, au terme de son tout premier procès, le TPIR a condamné l'ancien maire à la prison à vie après l'avoir reconnu coupable de crimes de génocide et de crimes contre l'humanité. Au moment où ce tribunal créé par l'ONU ferme ses portes, Jean-Paul Akayesu, purge sa peine dans une prison malienne, avec d'autres condamnés du TPIR.
« Après le génocide, j'avais honte de regarder les gens en face, surtout les rescapés du génocide, les veuves et les filles violées sur ordre de mon neveu. Des enfants devenus subitement orphelins ! Une souillure avait éclaboussé notre famille ! », confie le vieux Hamada Munyandamutsa.
On s'observe du coin de l'œil
Pour sauver l'honneur de la famille et effacer la honte, Munyandamutsa affirme avoir rejoint les juridictions semi-traditionnelles Gacaca (prononcer gatchatcha) de son secteur pour juger les auteurs du génocide.
Mais plusieurs rescapés du génocide de Taba affirment qu'un climat de suspicion règne toujours au sein de la communauté, étant donné, disent-ils, que la plupart de leurs bourreaux n'ont pas demandé pardon et n'ont pas fait preuve de repentir.
« Nous sommes ensemble lors travaux communautaires, mais on s'observe du coin de l'œil. On ne peut faire autrement que faire comme si de rien n'était ; nous, consumés à petit feu par le chagrin, et eux, par la honte et une haine latente qu'ils sont obligés de cacher », assure une veuve du génocide également victime de viol.
En certains endroits, des pas ont été néanmoins franchis sur le chemin de la réconciliation entre bourreaux et victimes. Ainsi, Joël Mugabowindekwe, repenti condamné aux Travaux d'intérêts général (TIG), affirme vivre en paix avec les rescapés du génocide. « Ils sont allés jusqu'à me dispenser de restituer leurs biens que j'avais pillés. Lors des pillages, je ne pensais jamais que j'aurais à payer un jour. Sans leur pardon, comment aurais-je pu payer tout ça ? », confie-t-il.
Au village de Nyirabihanya, où Akayesu est né et a grandi, des Hutus sont même cités en exemple pour avoir sauvé des Tutsis pendant le génocide, parfois au péril de leur propre vie.
On ne peut accélérer la réconciliation comme une voiture
Cependant le passé, l'âge d'or de l'harmonie entre Hutus et Tutsis, les deux principales ethnies du Rwanda, reste encore un rêve, comme le déplore, Frédéric Musabyimana, 52 ans. « Les gens vivaient en symbiose ; les mariages étaient conclus sans demander au préalable si tel ou tel est tutsi, hutu ou twa », se souvient-il avec nostalgie. Aussi, sa tante Martha Kankera, une Hutue, avait-elle épousé un Tutsi dont elle a eu beaucoup d'enfants.
Si, pour de nombreux rescapés du génocide, marier leurs filles à des Hutus peut se concevoir, il est encore hors question de nouer ce genre de liens avec leurs anciens bourreaux ou les familles de ces derniers, si repentis soient-ils.
Mais chez les jeunes adeptes des nouvelles églises évangéliques, on peut vivre le présent sans pour autant faire table rase du passé. Des mariages interethniques ont ainsi lieu en dépit des réticences des anciens et parfois sans le consentement des parents.
Ce qui fait dire à un vieil enseignant hutu de Taba : « Moi, ce que j'observe aujourd'hui tient du miracle. Je n'aurais jamais cru que les gens pourraient un jour se saluer encore après ce dont j'ai été témoin pendant le génocide. La réconciliation n'est pas un engin que l'on peut accélérer comme une voiture ».