Kaies Berrehouma décède le 5 octobre. Recherché par la police, il est attrapé par la Brigade anti stupéfiants dans son quartier, à la Ouardia, dans la banlieue de Tunis, et tabassé à mort en pleine rue, selon plusieurs témoins. Sofiene Dridi est intercepté à l’Aéroport de Tunis Carthage le 11 septembre dernier pour une affaire de jugement pénal prononcé par contumace alors qu’il rentrait de Suisse. Incarcéré à la prison civile de la Mornaguia, il serait décédé dans des « circonstances suspectes » selon le dernier rapport de l’Organisation contre la torture Tunisie (OCTT) le 17 septembre 2015. Soupçonnés d’appartenance à un réseau terroriste, cinq détenus sont arrêtés le 27 juillet. A leur sortie de prison, le 4 aout, ils portent plainte pour torture. Leur avocat Mahdi Zagrouba, a confié à Human Rights Watch qu’Ezzedine Ben Ali, l’un de ses cinq clients, qui arborait une plaie récente à l’épaule droite et des ecchymoses sur les flancs, lui a assuré avoir été soumis par les policiers au simulacre de noyade ou « waterboarding », et à la technique du « poulet rôti ».
Plusieurs appels à candidature
« Dans des déclarations d’intention de certains ministres tunisiens, on perçoit ces cinq dernières années une volonté d’éradiquer la torture. Toutefois il n’y a jamais eu de plan d’action, ni de stratégie globale de l’Etat tunisien pour lutter contre cette atteinte grave aux droits de l’homme, qui a persisté après la révolution et qui continue malheureusement à marquer l’actualité. La torture n’est pas seulement utilisée dans les centres de garde à vue pour extorquer l’information, elle se poursuit dans les prisons pour humilier, punir et régler des comptes », affirme Halim Meddeb, avocat et conseiller juridique de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Une des organisations internationales, qui avec le Conseil de l’Europe, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et le Haut commissariat aux droits de l’homme, est en train d’inciter les autorités tunisiennes afin de mettre en place un mécanisme national de prévention de la torture.
De toutes les instances nationales indépendantes nées après le 14 janvier 2011, celle consacrée à la lutte contre la torture et les maltraitances dans les centres de détention semble accuser le plus grand retard en affrontant une série de blocages. La loi organique du 23 octobre 2013 relative à l’Instance nationale pour la prévention de la torture a pourtant été adoptée par l’Assemblée nationale constituante. Quatre appels à candidature pour composer l’instance y ont alors été lancés. L’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), issues des élections d’octobre 2014, ayant hérité de ce dossier, un cinquième délai supplémentaire a été accordé par le Parlement le 14 juillet 2015 pour la réception des candidatures d’adhésion des seize membres de l’Instance, où les catégories des juges retraités et des spécialistes de la protection de l’enfance manquaient encore.
Pourquoi autant d’hésitations pour mettre en place cette structure ? Alors que selon Le Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants( l’OPCAT) que la Tunisie a ratifié en juin 2011, ce pays est tenu de prévoir un mécanisme national de prévention au maximum une année après l’adoption de l’OPCAT ?
« La lutte contre la torture n’est pas populaire »
A côté de l’opacité de certaines dispositions de la loi organique relative à l’INPT, dont l’article 21 évoquant les indemnités des membres de l’instance, tous volontaires excepté le président et son secrétaire général, pour Badreddine Abdelkéfi, président de la Commission électorale à l’ARP, chargée de la mise en place de l’instance, ce déficit d’enthousiasme peut s’expliquer aussi par le manque d’attractivité de l’INPT. Notamment comparée avec l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). « Seules des personnes réellement engagées pour la défense des droits de l’homme y trouveront leur compte », ajoute le député.
Markus Jaeger, chef de la division de coopération avec les institutions internationales et la société civile au Conseil de l’Europe, intervenant le 17 septembre dernier lors d’un atelier de travail sur « La mise en place de l’Instance nationale de prévention de la torture : rôle des différents acteurs nationaux » avait lui-même averti : « La lutte contre la torture n’est pas populaire. Les membres de l’INPT doivent être robustes, patients, des personnages mesurés, pas excessifs et aptes à travailler en équipe ».
La tache des seize membres de ce mécanisme s’annonce lourde. Il s’agit, selon la loi du 23 octobre 2013, d’effectuer des visites périodiques et inopinées dans les lieux où se trouvent ou pourraient se trouver des personnes privées de liberté (les prisons civiles, les centres de rééducation des délinquants mineurs, les centres de garde, les centres d’hébergement des réfugiés et des demandeurs d’asile, les zones de transit dans les aéroports et les ports…).
Contrôle, investigations et sensibilisation
Les membres de l’instance sont également appelés à s’assurer de l’inexistence de la pratique de la torture ou de traitements cruels ou dégradants dans les espaces carcéraux et « contrôler la compatibilité des conditions de détention et d’exécution de la peine avec les normes internationales des droits de l’Homme ainsi que la législation nationale », préconise la loi. L’Instance reçoit les plaintes sur les éventuels cas de torture et autres traitements cruels dans les lieux de détention, elle « assure l’investigation de ces cas et les transmet aux autorités administratives ou juridictionnelles compétentes ». L’instance émet également un avis sur les textes de projets de lois se rapportant à la torture, propose des recommandations afin de prévenir ces pratiques dégradantes et contribue au suivi de leur mise en œuvre. Elle crée une base de données sur ce sujet, « contribue à la diffusion de la conscience sociale à l’encontre des risques de la torture » à travers des campagnes de sensibilisation, des conférences, des formations, réalise et publie des recherches, études et rapports se rapportant à la prévention du phénomène…
Mais malgré le retard accusé dans l’installation d’un mécanisme tant attendu par la société civile qui milite pour les droits humains en Tunisie, Badreddine Abdelkéfi reste confiants : « Nous sommes en train de vérifier la validité des 140 candidatures reçues jusqu’ici et répondant aux critères prévus par la loi, en vue de garder 48 dossiers, à savoir trois candidatures pour chaque poste de l’instance. Par la suite, les 16 membres de l’Instance seront choisis en séance plénière. Nous déploierons tous nos efforts pour que d’ici la fin de l’année 2015, ce mécanisme voit enfin le jour ».
Halim Meddeb ajoute : « Si l’INPT est mise en place à cette date, la Tunisie sera le premier pays de la région MENA à prévenir la torture à travers une institution indépendante et répondant aux normes internationales en matière de défense des droits de l’homme ».