Moins de deux mois après la chute du pouvoir de l’ex Président Ben Ali, le nouveau ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi,décide de démanteler les réseaux de la police politique. Mais, cette machine infernale de la répression n’a pas encore livré à la justice transitionnelle toutes ses dérives, toutes ses atteintes aux droits de l’homme.
« Je me suis souvent cru dans un thriller. En pleine ville, alors que je traverse tranquillement une rue, un véhicule sans immatriculation fonce sur moi. Il freine brusquement. Trois ou quatre colosses apparaissent. Ils commencent à me cogner en hurlant pour la parade: « O voleur ! O voleur ! ». Et moi je réplique : « Vive la Tunisie ! A bas Ben Ali ! ». Les barbouzes, confisquent mon matériel de tournage et mon portable en continuant à m’insulter et à me tabasser dans l’entrée d’un sombre immeuble ou dans un terrain vague où ils m’abandonneront sanguinolent, tel une loque humaine… ».
Il est journaliste. Il a aujourd’hui 33 ans. L’histoire d’Aymen Rezgui, avec la police politique incarne une autopsie au scalpel de l’enchainement des intimidations, harcèlements, chantages, violences morales et physiques et violations de la vie privée dont faisaient preuve les hommes de la « sécurité de l’Etat » rattachés au ministère de l’Intérieur. Leur mission : « neutraliser par tous les moyens» les voix de l’opposition à l’ex Président Ben Ali, en fuite en Arabie Saoudite depuis le 14 janvier 2011, le dictateur qui les gouvernait depuis 23 ans.
Entre menaces et chantages
Tout a débuté à l’Institut de presse et des sciences de l’Information où Aymen Rezgui, jeune étudiant en journalisme, s’engage dans le militantisme parmi les rangs de l’Union générale des étudiants tunisiens, proche de l’extrême gauche. Commencent alors les filatures rapprochées, les écoutes téléphoniques, les interceptions de son courrier électronique. Elles sont suivies par des menaces à peine déguisées. Des camarades, sous le couvert de « l’amitié » le préviennent : « Ils vont te casser ! », « Ils demandent après toi ! ».
Son père est persécuté sur son lieu de travail et au téléphone. Un nouveau vendeur ambulant s’installe devant chez lui… Ses amis n’osent plus s’attabler avec lui dans le café du coin depuis que ce sinistre type, le visage à moitié mangé par de grosses lunettes de soleil, la tête tout le temps enfouie dans un journal, ne le quitte plus d’une semelle.
Devant l’échec des interventions musclées, on brandit une tactique dont l’ancien régime s’est fait une spécialité. Racheter le silence des résistants les plus farouches contre de confortables situations professionnelles pour gonfler encore plus le cercle des allégeances et amplifier le réseau du clientélisme d’Etat. Les offres d’emploi pleuvent sur le tout jeune diplômé, qui vient d’être embauché par une télévision engagée dans le réseau de résistance au régime de Ben Ali : « désires-tu être recruté à la télévision publique ? », « veux-tu présenter le JT de 20 h ? ».
Comme Aymen Rezgui, des milliers de militants des droits de l’homme, d’activistes politiques et de simples citoyens aux opinions hostiles au système à la fois mafieux et autoritaire de l’ex Président Ben Ali se sont vus poursuivis, humiliés, broyés et torturés par une police de la pensée, une machine infernale aux larges ramifications, qui s’emballera à souhait les dernières années avant la révolution.
Un organigramme imprégné d’opacité
On l’a su au lendemain du 14 janvier 2011 : au ministère de l’intérieur, il n’y a jamais eu de structure administrative dénommée « police politique ». Ce terme générique, emprunté aux anciennes dictatures communistes de l’Europe de l’Est, mis à la disposition du pouvoir, couvre un dispositif répressif formé de plusieurs services ainsi que d’agents en civil, qui s’immisçaient dans les moindres interstices de la vie publique et privée des « ennemis de la nation », comme l’ancien régime aimait qualifier ses opposants.
Au delà de l’organigramme plutôt officieux du renseignement du ministère de l’Intérieur, dont les premiers jalons sont installés depuis l’époque coloniale, mais qui se développera au temps du premier Président de la république, Habib Bourguiba (1957-1987), et surtout après 1987, lorsque le général Zine Abidine Ben Ali accède à la magistrature suprême, un large réseau d’indicateurs, d’informateurs et de délateurs informels évolue dans divers secteurs. Ministères, gouvernorats, comités de quartiers, cafés, partis politiques, journaux, universités, ambassades et consulats… Leurs missions ? Espionner, traquer, dénoncer, terroriser, faire chanter, diffamer.
Chapeautés par la Direction générale de la sûreté nationale, quatre départements représentent le fer de lance de la « police politique » tunisienne. D’abord, la Direction générale des services spéciaux, qui collecte les « informations » à fournir en vrac à la Direction des études et de la documentation, lieu d’analyse et de recoupement des données sur les personnes. Ensuite, la Direction de la sûreté de l’Etat, cœur battant des renseignements généraux mais aussi de la répression, qui jusqu’en 2006 était chargée des affaires liées au terrorisme. La Direction des services techniques, qui derrière un nom pouvant suggérer une fonction de maintenance et d’entretien cache une structure chargée de fournir l’expertise et la logistique nécessaires pour infiltrer le milieu de l’opposition : installation de micros et de caméras, écoutes, interception du courrier électronique…
« Un véritable Etat dans l’Etat »
En fin de parcours, les fichiers atterrissent sur les bureaux de la sinistre Direction de la sûreté de l’Etat : le cœur de l’organe exécutif du ministère de l’Intérieur, qui arrête les militants avec la complicité de la police judiciaire, les agresse, les interroge et les torture dans les postes de police, les centres de détention, la cave du ministère de l’Intérieur, la rue... La marge de manœuvre de cet appareil est très grande. Illimitée.
« C’est un véritable Etat dans l’Etat », lance le blogueur Ramzi Bettibi, qui, informaticien à l’époque, a eu affaire en 2005, au traitement particulièrement violent des brigades de la Sûreté de l’Etat.
« L’objectif de cet appareil ? Plus que la protection du système en place, on voulait que la peur devienne une seconde peau chez nous. Que le lien social incarné par la parole spontanée et libre soit rompu… », affirme l’avocat Mokhtar Trifi, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme.
Dans un témoignage publié parmi les actes du colloque sur « Habib Bourguiba. La trace et l’héritage » (Karthala, 2004), Souhayr Belhassan, militante des droits de l’homme, exilée en France dans les années 2000, esquisse les traits d’un sombre paysage ambiant : «La terreur est institutionnalisée. Jamais l’appareil sécuritaire et policier ne s’est autant développé, n’a été aussi efficace et n’a dépendu aussi fortement de la Présidence de la République ».
Moins de deux mois après la chute du pouvoir de Ben Ali, le 7 mars 2011, le juge Farhat Rajhi, alors ministre de l’Intérieur, décide de démanteler les réseaux de la police politique.
« Quelles étaient les chaînes de responsabilités ? »
Les deux juristes Farah Hached et Wahid Ferchichi ont coordonné et publié il y a une année trois ouvrages collectifs sur « La révolution tunisienne et les défis sécuritaires ». Dans le livre consacré aux renseignements tunisiens, conçu sur la base d’enquêtes, ils s’interrogent : « Quelles étaient les chaines de responsabilités ? Les pratiques illégales de la DST puis de la Direction de la sûreté de l’Etat, notamment la torture, étaient-elles la conséquence d’instructions hiérarchiques ? Les témoignages des décideurs, à travers les régimes successifs dépeignent un système où les chaines de responsabilités sont particulièrement confuses ».
Les deux auteurs insistent : « Mais pourquoi n’y avait-il pas de procédures de contrôle interne dans ce cas ? Pourquoi les agents responsables des pratiques illégales n’étaient-ils pas sanctionnés ? Dans quelle mesure la responsabilité des décideurs peut-elle être engagée ? C’est à ces questions que le processus de justice transitionnelle entamé depuis la chute de la dictature devra répondre ».
Aujourd’hui, l’accès aux archives de la police politique fait partie des difficultés auxquelles fait face l’Instance vérité et dignité (IVD) pour recouper les témoignages des victimes recueillis à travers les 2 713 audiences privées réalisées par l’instance jusqu'à ce jour.
« Les archives de la police politique sont éparpillées sur les multiples services qui constituaient ce corps spécial. Nous considérons que la justice transitionnelle ne peut réussir sans l’ouverture de ces documents qui ne font pas honneur à la deuxième République ! », réplique Sihem Ben Sedrine, présidente de la commission vérité.