Dans la loi tunisienne relative à la justice transitionnelle, adoptée en décembre 2013, la notion de victime est très large. Elle inclut, à côté des individus ayant subi une violation des droits de l’homme ou une atteinte à leurs droits économiques et sociaux, « toute région qui a été marginalisée et exclue de manière systématique ». Cette définition ouvre la voie à des formes de réparations collectives pour les régions de la Tunisie de l’ « intérieur » qui ont été exclues des stratégies de développement et volontairement marginalisées par le pouvoir central, depuis plusieurs décennies, en raison notamment de leurs longues traditions de dissidence.
En juin 2015, Kasserine, gouvernorat oublié du centre-ouest, qui a connu en janvier dernier un soulèvement de ses franges sociales les plus précaires (une énième insurrection), a présenté, avec l’appui d’Avocats sans frontières et du Forum tunisiens pour les droits économiques et sociaux, son dossier de région victime à l’Instance vérité et dignité (IVD). Le Baromètre de la justice transitionnelle, une initiative de recherche réunissant trois partenaires, l'Université de York, Impunity Watch et le Kawakibi Democracy Transition Center basé à Tunis, vient d’encadrer la demande de deux associations de Ain Draham (190 km au nord-ouest de la capitale) pour inscrire leur délégation en tant que « zone victime ».
« Tellement riche, tellement pauvre »
Pour le juriste et expert en justice transitionnelle Wahid Ferchichi, qui dirige les études du Baromètre, « la notion de zone est plus précise que celle de région. Elle permet de travailler d’une manière plus qualitative, d’approfondir la dimension sociologique d’un lieu et même de focaliser sur une partie d’un gouvernorat, sur un village ou un sur quartier. Comment prouver la stigmatisation d’une zone ? En comparant les indicateurs nationaux avec ceux des autres zones et régions de la République ».
Selon le dossier de « Ain Draham, zone victime » présenté à l’IVD jeudi dernier par l’Association Khmir Environnement et Développement, l’Association Achbel Khmir et le Baromètre de la JT, l’indice de développement humain de Ain Draham est de 0,089. Il parait nettement inférieur à l’indice régional : 0,291. De ce fait, cette délégation est classée 258ème par rapport aux 264 délégations de la République. Cet indice reflète également un taux de chômage qui atteint les 28%, presque le double de la moyenne nationale.
« Ain Draham est à la fois tellement riche, avec ses forêts, ses montagnes, ses ressources en eau, ses paysages de rêve, ses parcs naturels, ses possibilités agricoles et touristiques et tellement pauvre à travers le dénuement absolu de sa population et de ses équipements. Imaginez qua défaut de routes, les habitants d’un hameau sont obligés de passer chaque jour par l’Algérie pour accéder à leurs maisons ! », témoigne Wahid Ferchichi.
D’autres paradoxes sont dressés par les associations locales.
Les petites bonnes du nord-ouest : une traite des temps modernes
« Bien qu’abondant en sources, barrages et pluviométrie, le taux de raccordement en eau potable dans les zones rurales de la délégation de Ain Draham n’est que de 35 % et non pas de 95%, comme l’affirment les chiffres officiels. Les gens regardent les barrages à proximité de chez eux, destinés à alimenter les plaines céréalières situées plus au centre, et ils meurent de soif ! Nos femmes et nos petites filles sont alors obligées de parcourir trois à quatre kilomètres pour s’atteler à la corvée de l’eau quotidiennement aux dépens de leur santé et de leur sécurité. Elles ramènent souvent une eau polluée, source de maladies », affirme Noura Nouioui, présidente de l’Association Khmir Environnement et Développement.
Ain Draham où l’abandon scolaire au niveau de l’école primaire est très élevé, 100 % dans plusieurs familles du milieu rural, le taux d’analphabétisme des femmes atteint les 48 % (la moyenne nationale est de 25%).
Mais un phénomène stigmatise encore plus cette partie du pays : le travail des fillettes en tant que petites bonnes à tout faire dans les demeures aisées de Tunis. Une « industrie », qui permet d’entretenir des milliers de familles d’Ain Draham et des centaines de petits hameaux disséminées dans les montagnes.
Achref Daboussi, président de l’Association Achbel Khmir, dénonce une atteinte aux droits humains : « C’est un crime indescriptible, que d’arracher des petites âgées entre six et quinze ans à leur milieu familial, à leurs jeux, à leur école, à leur enfance et à leur innocence pour aller servir dans les familles de la bourgeoisie citadine ».
Réformer les institutions à l’origine de la discrimination
Des projets de développement bloqués, des biens immobiliers d’étrangers gelés, une lourde bureaucratie qui a empêché la réalisation du projet d’un pôle technologique agricole conçu pour la région par un homme d’affaires autrichien qui aurait pu employer 3000 jeunes…la marginalisation d’Ain Draham s’est poursuivie après le 14 janvier 2011. Sa situation de région frontalière, très proche de l’Algérie, jalonnée de montagnes où se retranchent les groupes terroristes, a aggravé ses conditions sécuritaires.
Si l’infrastructure de base ne s’est point améliorée, elle semble en dégradation constante. Aucune maison de culture, pas de cinéma, ni de théâtre, la région baigne dans un désert culturel. Construites dans l’urgence, la plupart du temps pour des raisons électorales, les écoles primaires, ne remplissent pas les conditions minimales d’hygiène et de pédagogie. Elles sont parfois très éloignées des villages et hameaux. Les hôpitaux et centres de soins de base comptent 70 lits seulement pour 38 000 habitants. Ils manquant d’équipement et de spécialistes. La densité médicale dans cette région ne dépasse pas un seul médecin pour 2 493 habitants.
« Associer les organisations de la société civile au projet d’inscrire Ain Draham en tant que zone victime, a permis de faire le diagnostic de la situation locale d’une manière participative et de créer un rapprochement et une dynamique entre les diverses associations », souligne Wahid Ferchichi.
Le dossier établi par les deux associations et présenté à l’IVD jeudi dernier recommande de procéder à une discrimination positive lors de l’adoption du budget de l’Etat, de réformer les institutions qui ont été l’instrument direct des violations, tout en accélérant la mise en place des mécanismes de la décentralisation comme le prévoit la nouvelle Constitution tunisienne.