La tendance en faveur d’une justice post-transitionnelle qui voit le jour en Amérique Latine s'oppose aux accords conclus dans les pays de la région au moment du passage à la démocratie. Cette vague de justice rétroactive se reflète clairement dans le nombre croissant de procès à l’encontre des violations des Droits de l’Homme commises dans nombreux pays. Pourtant, le Brésil, le géant régional d’Amérique du Sud, a, jusqu’à récemment, échappé à cette tendance.
L’exceptionnalisme brésilien
A la différence d’autres pays d’Amérique du Sud, le Brésil n’a pas attaqué l’amnistie que le régime militaire s’était accordée à la fin de la dictature. La loi d’amnistie promulguée en 1979 reste à ce jour intacte. Dans un arrêté de 2010, le Suprême Tribunal Fédéral (STF - la Cour constitutionnelle brésilienne) défend l’existence de cette loi. Quand bien même le régime militaire a cessé au milieu des années 1980, il a fallu attendre 2012 pour qu’une commission de vérité officielle soit créée. Il est vrai qu’un programme de réparation en faveur des victimes du régime militaire a progressivement pris de l’ampleur sous les gouvernements successifs depuis les années 1990, mais il n'empêche que le système judiciaire du pays a toujours refusé de poursuivre en justice le régime militaire, responsable torture, meurtre et disparition forcée.
Cet exceptionnalisme brésilien en matière de justice transitionnelle s’explique par de nombreux facteurs. Tout d’abord, c’est le régime militaire lui-même qui était chargé de définir les modalités de transition vers la démocratie au milieu des années 1980. De plus, un niveau de répression relativement bas, ainsi que le souvenir d’une période de croissance économique saine durant le régime militaire n’a généré qu’un soutien politique limité en faveur de la justice transitionnelle, et ce parmi de nombreux secteurs de la population. En outre, l’autoritarisme est ancré dans la démocratie brésilienne et, de ce fait, l’accès aux informations du régime dictatorial rencontre une forte résistance autant chez les militaires que dans une partie du système judiciaire. La nature de la loi d’amnistie – non pas en tant qu’amnistie accordée uniquement aux militaires par les militaires, mais en tant que résultat d’une campagne plus large en faveur de l’amnistie pour les prisonniers et les exilés – a limité toute demande de révision. Les violations des Droits de l’Homme dans le passé étant relativement peu saillantes, elles tendent à perdre leur sens lorsqu’on les compare à des manquements massifs dans le Brésil démocratique actuel.
Qui plus est, la politique brésilienne est défavorable à une justice transitionnelle. Le Parti des Travailleurs, le parti le plus susceptible d’être en faveur de la justice transitionnelle, ne s’est pas du tout montré enthousiaste. Le système présidentiel et de coalition du Brésil rend toute réforme, institutionnelle ou politique, extrêmement ardue et coûteuse, comme le montrent les difficultés que rencontre le gouvernement de la présidente actuelle, Dilma Rousseff. Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, le Brésil a également été relativement préservé des pressions internationales en faveur de la justice transitionnelle. Au cours des années précédentes, toutefois, des événements dramatiques et inattendus ont eu lieu.
La Cour interaméricaine des Droits de l’Homme et l’affaire Gomes Lund c. Brésil
En 2010, la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme a finalement statué sur la longue affaire Gomes Lund c. Brésil. L’affaire traite du mouvement de résistance armée à la dictature militaire par des membres du Parti communiste, connu également sous le nom de Guérilla do Araguaia, qui a eu lieu entre avril 1972 et janvier 1975 dans le nord de l’Etat de Para, dans la région de la rivière Araguaia. L’armée brésilienne a réprimé ce groupe en donnant l’ordre aux agents de tuer tous les prisonniers, de les identifier et de les inhumer en secret. Le gouvernement militaire n’a reconnu sa responsabilité pour aucune de ces morts.
En 1995, les parents des membres disparus pendant la Guérilla ont soumis une pétition à la Commission interaméricaine contre l’Etat du Brésil. L’affaire a été nommée d’après Julia Gomes Lund, dont le fils Guilherme Gomes Lund a participé à la guérilla d’Araguaia et a disparu en 1973 à l’âge de 26 ans. En novembre 2010, la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme a reconnu le Brésil responsable de ces crimes. La Cour a bravé la loi d’amnistie directement en ordonnant au Brésil de n’opposer aucun obstacle aux investigations, qu’il soit pratique ou juridique, ainsi qu’à l’établissement de la vérité et de la responsabilité des personnes concernées.
Le statut de la loi d’amnistie a été davantage contesté dans le rapport de la Commission nationale de vérité, publié en 2014. Le rapport est un recueil de violations systématiques infligées par le régime militaire : exécutions extrajudiciaires, détentions arbitraires, torture, abus sexuels et disparitions forcées. Le rapport ne demande pas explicitement l'abolition de la loi d’amnistie, mais réitère la jurisprudence de la Cour interaméricaine dans une critique implicite du soutien de cette loi par le Suprême Tribunal Fédéral. Bien que le travail de la commission de vérité ait fait l’objet de fortes critiques à travers tout le spectre politique brésilien, son rapport pourrait offrir un catalyseur important aux efforts déployés dans la recherche de la vérité et de la responsabilité.
Cet impact se fait d’ores et déjà sentir dans le nombre croissant d’investigations menées par le ministère public à travers le pays. Le procureur général du Brésil a signalé publiquement un changement dans l’interprétation de la loi d’amnistie et il a demandé de manière répétée la révision de cette interprétation. La force relative de cet élan grandissant qui vise la condamnation de la criminalité reste encore à voir, mais, à l’avenir, la loi d’amnistie pourrait bien être contournée afin de poursuivre en justice les responsables de crimes commis durant le régime militaire. Cela signifie que le Brésil adopterait le modèle chilien (contournement de la loi d'amnistie) plutôt que l’argentin (abolition de la loi d'amnistie) dans sa recherche de la justice.
Importance de la responsabilité du passé
Le chemin tortueux qui mène le Brésil vers une responsabilité juridique du passé souligne l’importance du passage du temps dans la manière d’envisager la politique et la pratique de la justice transitionnelle. Les façons dont une société appréhende son passé, son présent et son avenir sont étroitement liées. C’est précisément dans ce sens que la justice transitionnelle au Brésil ne traite pas exclusivement du passé. Il ne s'agit donc pas d'une sorte de responsabilité simplement rétroactive. En revanche, elle s’intéresse au présent et est dirigée vers l’avenir de manière cruciale. Elle soulève des questions sur la responsabilité du gouvernement envers les citoyens et sur la place des limites dans un Etat où la violence est légitimée.
L’absence de lien entre la responsabilité du passé et celle du présent est particulièrement apparente dans le domaine de la sécurité. La répression et le manque de responsabilité continuent d’être la marque de fabrique des forces de l’ordre. En effet, une des principales conclusions du rapport de la commission de vérité met en avant les continuelles violations, malgré les changements politiques majeurs que le Brésil a connus depuis la transition du pays vers la démocratie. Mais, au-delà du manque de responsabilité pour les violations actuelles commises individuellement par des officiers et commandants de police, il existe un manque de responsabilité politique plus vaste. Les élites politiques et économiques du Brésil ont, durant des décennies, soutenu et légitimé une police répressive de telle sorte que la plupart des tentatives de réformer ces forces de l’ordre ont été rapidement freinées.
L’affaire Gomes Lund c. Brésil souligne également quelques unes des tensions constantes dans les relations entre les domaines civil et le militaire. Il est vrai que l’armée s’est longtemps dressée contre la commission de vérité, et que cette opposition a quelque peu faibli lorsque le Suprême Tribunal a soutenu la loi d’amnistie quelques mois avant le la décision de la Cour interaméricaine dans l’affaire Gomes Lund. Pourtant, l’armée a refusé des appels à collaborer avec la commission et n’a pas obéi à l’ordre légal de donner accès aux archives militaires. Avec la mise en vigueur de la décision de la Cour interaméricaine, le gouvernement brésilien a l’occasion de renforcer davantage un contrôle effectif des affaires militaires par les citoyens.
En effet, un des aspects les plus importants dans l’affaire Gomes Lund c. Brésil est l’accès à l’information par les victimes. Le gouvernement brésilien « se doit d’encourager les initiatives visant la recherche, la systématisation et la publication de toute information au sujet de la Guérilla do Araguaia, ainsi que l’information en lien avec les violations des Droits de l’Homme qui ont eu lieu durant le régime militaire, et garantir l’accès à l’information. » La décision sur l’affaire Gomes Lund c. Brésil a donné naissance à des débats législatifs au Brésil et a mené à la mise en œuvre d’une nouvelle loi sur l’accès à l’information en mai 2012. En d’autres termes, en respectant la décision Gomes Lund, le Brésil pourrait renforcer des droits cruciaux concernant la responsabilité, la transparence, la liberté d’information et le droit à la vérité. Dans cette configuration, l’Etat aurait la responsabilité de rendre des justifications publiques sur les raisons pour lesquelles ces dossiers sont restés classifiés.
Les liens illustrés brièvement dans ce qui précède entre les Droits de l’Homme dans le passé, le présent et le futur sont importants. Or, l’impulsion derrière les efforts pour établir ces liens et agir en conséquence vient principalement d’ailleurs, tout particulièrement du système interaméricain des Droits des l’Homme. Il est indéniable que, dans le contexte actuel de crise politique et économique, et compte tenu des demandes insistantes d’un coup d’Etat par certains domaines de la population brésilienne, les difficultés à se souvenir sont devenues de plus en plus problématiques au Brésil. Mais il est aussi urgent pour la société brésilienne de régler ses comptes avec le passé. Il est vrai que les disparitions, la torture et les exécutions extrajudiciaires de citoyens brésiliens révélées dans l’affaire Gomes Lund c. Brésil sont des faits du passé. Pourtant, c’est au gouvernement brésilien du présent d’essayer de réparer le mal qui a été fait, d’en assurer la responsabilité et, de manière décisive, mettre en place des mécanismes de prévention et des institutions qui s’attèlent à garantir que des actes similaires ne sont pas commis dans le présent et ne le seront pas non plus à l’avenir.