Juste tolérées lorsqu'elles ne sont pas rejetées par la communauté, les personnes nées de femmes violées pendant le génocide des Tutsis de 1994 ne bénéficient d'aucune assistance spécifique. Egalement stigmatisées, leurs mères constituent souvent leur unique appui dans ce que l'une d'entre elles appelle « une vie sans vie ».
Il y a 22 ans, Maria était violée et blessée dans sa chair et son âme. Il y a quatre mois, Fiston, né de cette blessure, n'a même pas remarqué qu'il avait 21 ans sonnés. Ce qui aurait pu être un joyeux anniversaire pour le jeune homme et sa mère a plutôt ravivé les pires souvenirs de cette femme aujourd'hui âgée de 40 ans. « Toute une partie de moi-même est partie une fois pour toutes avec ce qui m'est arrivé. Et rien que la simple évocation du nom de mon fils rouvre ma blessure, ma profonde blessure », se désole Maria, convaincue, d'être avec son fils, rejetée par l'entourage.
Combien y a- t-il de jeunes nés, comme Fiston, du viol de leur mère pendant le génocide ? Difficile d'avancer des chiffres. Mais une chose est sûre : ces « enfants du viol » sont nombreux. Rejetés même par la famille de leur mère, leur sort devient pire quand, avec l'âge, ils découvrent eux-mêmes leurs origines. Le dénuement dans lequel se trouvent la plupart d'entre eux se double alors d'une angoisse existentielle. Et il n'est pas rare que leurs mères regrettent d'avoir survécu.
« Certaines femmes ont eu la chance d'être tuées après avoir été violées, d'autres ont eu le courage d'un avortement provoqué. Mais moi, je n'ai pas été tuée et l'avortement me répugnait (…) Pour nous, ces enfants sont une marque indélébile de ce viol ; et jusqu'à la fin de mes jours, je porterai sur mon front cette marque », confie Maria.
Contaminées par le virus du sida
SN a également a été violée pendant le génocide. Plusieurs fois, souligne-t-elle. Comme nombre d'autres femmes ayant vécu ce supplice, elle a été en plus contaminée du virus du sida. Mais, malgré son état de santé, elle refuse de baisser les bras. « Née de ce viol, ma fille Fifi, elle, est séronégative. Je dois lutter pour qu'elle vive, c'est quand –même mon enfant !», indique cette victime rencontrée à l'Hôpital de Kabgayi (dans le centre du pays) où elle était venue prendre les antirétroviraux.
Selon les associations de survivants du génocide, près de 250.000 femmes et filles tutsies ont été violées pendant le génocide d'avril à juillet 1994 et 65 % d'entre elles ont été contaminées par le virus du sida. Dans une société très patriarcale où chaque enfant est fier d'égrener le nom de son père, les « enfants du viol » ne tardent pas à assommer leurs mères de questions du genre : « Maman, qui est mon père ? Pourquoi est-ce que je le vois jamais ? Est-ce qu'il ne nous aime pas ? ». Des questions auxquelles, certaines mères, comme Maria, avouent ne pouvoir répondre que par des larmes. « Je ne sourirai à nouveau que lorsque tu m'auras dit qui est mon père », l'a ainsi menacée un jour, en guise de représailles, son Fiston. « Ce n'est que plus tard qu'il a compris, par d'autres sources, pourquoi le village l'appelait l'enfant de la haine ou le fils de malheur », ajoute Maria.
Depuis lors, Fiston fuit toute compagnie, se replie sur lui-même et souvent dans l'alcool. Chez les grands-parents maternels, où il est tout au plus toléré, il sait qu'il héritera ni d'un lopin de terre, ni d'une chèvre pour ne pas parler de vache. Et comme tous les fils et filles nés du viol pendant le génocide, il ne peut pas non plus frapper à la porte du Fonds d'assistance aux rescapés du génocide les plus démunis (FARG), mis en place par le gouvernement, ni bénéficier d’aucune autre aide publique spécifique.
A quoi pense Mimi ?
Née dans les mêmes conditions, la jolie Mimi est sur le point de terminer l'école secondaire. « Mais elle n'a pratiquement pas d'ami, ni garçon, ni fille », déplore sa mère qui s'est mariée après le génocide. « J'ai fini par lui révéler qu'elle était la fille d'un génocidaire ; je ne voulais pas qu'elle l'apprenne par d'autres personnes », raconte-elle, pendant qu'elle donne de l'herbe à deux génisses dans l'étable familiale.
Blottie dans un coin de leur maison en pisé, Mimi, quant à elle, paraît absente. A quoi pense-t-elle ? Se demande-t-elle où vit l'homme qui lui a infligé cette vie sans vie, selon les termes de sa mère ?
D'anciens voisins récemment rentrés d'exil ont appris à la mère de Mimi que cet homme était mort emporté par le choléra alors qu'il venait d'entrer au Zaïre en juillet 1994.
Et s'il était, comme d’autres bourreaux, rentré au pays, la victime aurait –elle eu le courage de le dénoncer devant la justice ? « A quoi bon ? Mon mari sait ce qui m'est arrivé. Il a déjà accepté de porter une lourde croix en m'épousant. Dénoncer mon violeur devant des gens dont je sais que certains se moquent de moi reviendrait à faire de mon mari une victime supplémentaire de ce qui m'est arrivé ».
De fait, beaucoup de filles violées pendant le génocide n'osent pas, surtout lorsqu'elles ont pu se marier par la suite, dénoncer devant les tribunaux les auteurs de leur supplice.
Quelques ONG locales, dont SEVOTA (Solidarité pour l’épanouissement des veuves et orphelins visant le travail et l’autopromotion), les y encouragent mais avec bien peu de résultats. Fondée après le génocide, en 1994, l’ONG vise à offrir un espace de dialogue franc, mère-enfant, et à briser le silence sur le crime de viol. Certaines de ses 168 femmes ont ainsi témoigné, en 1997, contre Jean Paul Akayesu premier accusé et condamné pour viol, entre autres, devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Pourtant, la plupart des bourreaux « violeurs » continuent de bénéficier du silence de leurs victimes et de circuler, libres.