En mars 2016, au terme de la série des visites des personnalités éminentes mandatées par de hautes instances internationales (Nations unies, Union africaine, etc.), tous les discours des officiels burundais que j’ai pu recueillir sur place affichaient la satisfaction de la paix retrouvée et de la normalisation de la situation politique. Ils se basaient sur trois credos :
« L’ordre est rétabli dans tous les quartiers de la capitale »
« Les forces terroristes ont été anéanties »
« Nous bénéficions du soutien massif de la population burundaise ».
À les entendre, la sortie de la crise serait bien engagée :
« Toutes les institutions sont aujourd’hui en place et fonctionnent normalement »
« Nous avons mis en place un cadre de dialogue la [Commission nationale de Dialogue Interburundais] et abordons les causes de nos problèmes de face [Commission Vérité et Réconciliation] ».
Les corollaires logiques sont désormais incontournables :
« Aujourd’hui, il n’y a plus rien à négocier »
« Si des opposants se joignaient au dialogue national, personne n’a même envisagé que quoi que ce soit puisse leur être concédé, sauf peut-être dans la deuxième moitié du mandat, pour la préparation de la prochaine échéance ».
Une approche qui illustre la position de force dans laquelle les autorités en place estiment se trouver.
Un affaiblissement durable des oppositions intérieures et extérieures
Effectivement, bien des éléments confortent le sentiment de l’extrême faiblesse des oppositions réduites au silence et/ou pourchassées à l’intérieur du pays, et l’incapacité de peser sur les enjeux nationaux pour ceux qui sont installés l’étranger. Ainsi, plusieurs mois après la création du CNARED (Conseil national pour le respect de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi et de l’État de droit), ses leaders n’arrivent toujours pas à en fédérer les composantes ni à s’exprimer d’une seule voix.
Les formules volontaristes de l’hiver annonçant « le retour à Bujumbura pour Noël » n’ont donc plus cours et bien des interrogations prosaïques s’imposent dorénavant aux exilés aussi bien sur le plan personnel (revenus, sécurité des « biens vacants ») que de l’efficacité politique. Interrogations qu’illustrent la réintégration de quelques « frondeurs » repentis et les allers-retours au pays d’opposants.
D’autre part, de nombreuses informations confirment que le soutien actif accordé par les autorités rwandaises aux « résistants » au début de la crise est désormais marqué par une profonde déception face aux divisions et au laxisme organisationnel qui règnent parmi les divers groupes de civils et de militaires réfugiés au Rwanda. L’absence de leadership clair, de direction politique et de discipline semble avoir dissuadé les dirigeants rwandais de poursuivre leur politique interventionniste initiale pour privilégier une stratégie d’isolement et d’affaiblissement du pays voisin.
On notera qu’après l’assassinat du général Adolphe Nshimirimana, le 2 août 2015, l’échec de celui du chef d’état-major de l’armée, le général Prime Niyongabo, le 11 septembre suivant, a marqué la fin des opérations commandos ciblant les hauts dignitaires du régime. De même, l’attaque spectaculaire – mais sans portée – de camps militaires, le 11 décembre, démontrait à nouveau la perméabilité des dispositifs de défense des forces armées. Mais elle illustrait surtout l’inanité d’opérations à l’impact incertain ne relevant d’aucune stratégie coordonnée.
Aujourd’hui, la plupart des attentats et agressions illustrent la banalisation de formes de violences délibérées ou tolérées propres à un contexte d’impunité ou relèvent d’actes de haine ou de vengeance quasi suicidaires de la part de jeunes traqués comme « terroristes ». Tout laisse donc penser que l’effondrement du mouvement de résistance, l’impuissance des chefs et la démoralisation des militants de l’intérieur et de l’extérieur sont des données durables.
Le renforcement des forces de sécurité
L’ordre règne donc, pour l’essentiel, à Bujumbura et cette performance ne doit pas être sous-estimée. En moins d’un an, les résultats de la politique de renforcement des capacités de l’appareil répressif burundais en matière de renseignement, d’encadrement, de communication, de « professionnalisation » de ses méthodes sont incontestables. Il s’agissait là, explicitement, pour les chefs du Service national de renseignement et de la Police de se hisser dans les plus brefs délais au niveau des « standards rwandais » et d’assurer sur tout le territoire la symbiose des services de renseignement, des forces de police et des forces miliciennes locales.
Mais la « politique de rattrapage » vis-à-vis du voisin rwandais en matière d’État autoritaire ne s’est pas arrêtée là. L’ajustement prévaut aussi sur le plan de l’abolition des libertés publiques et du contrôle des institutions avec la fermeture des médias indépendants, la dissolution des principales organisations de la société civile, la proscription des activités des partis d’opposition et le dédoublement de leurs instances par des directions suscitées par les autorités, la soumission de la justice, les assemblées parlementaires monocolores « associant » des opposants élus bien que non candidats. On notera, à cet égard, que le président de l’Assemblée nationale est aussi le président du CNDD-FDD (le parti au pouvoir).
Des avancées telles que des cadres du parti CNDD-FDD estiment que la « République burundaise en cours de refondation » est devenue plus stable et durable que le « modèle rwandais » en raison de la « légitimité démocratique » de sa représentation populaire. « Les régimes militaires ont duré trente ans, nous ferons mieux » : il ne s’agit pas là d’une prophétie auto-annoncée, mais d’une volonté déterminée quel qu’en soit le prix.
On peut cependant s’interroger sur la maîtrise réelle de la crise qu’autorise la généralisation de l’emprise policière sur l’ensemble un pays.
Les limites d’une stratégie à haut risque
Sur le plan politique tout d’abord. Assurément, la peur et le découragement, la répression indifférenciée des « manifestants/opposants/terroristes », l’encadrement de proximité de tous les citoyens dissuadent les velléités d’expression publique. Et surtout pour la majorité de la population, la misère et l’exigence de survie imposent d’autres priorités.
Une population sous le choc qui, après trente ans de régime militaire et dix de guerre civile, pensait s’être émancipée des ségrégations ethniques et des exclusives politiques et imaginait bénéficier enfin d’une paix durable dans un cadre démocratique et pluraliste stable. Mais ce serait faire injure à ce peuple d’imaginer qu’il puisse renoncer durablement à ces conquêtes chèrement payées du seul fait de l’obstination d’une équipe présidentielle à se maintenir au pouvoir au terme des échéances constitutionnelles.
Un renoncement d’autant plus improbable que les préoccupations qui commençaient à s’imposer au cœur de la campagne électorale avortée de 2015 se focalisaient sur les faiblesses de la gouvernance et l’impuissance d’un pouvoir « issu du peuple » à offrir aux jeunes générations des perspectives d’insertion sociale et économique motivantes. Un an après, si aucun acquis tangible ne ressort de ce coup de force des « démocrates », la chute des exportations, la fuite des capitaux, l’absence d’entretien et de maintien de la viabilité des infrastructures et bâtis (transports, énergie, santé…), la réduction drastique des prestations sociales donnent au pays l’occasion de se distinguer par d’autres prouesses. Classé par le FMI au second rang des pays les plus pauvres en 2013 et 2014, il gagne une place en 2015 et devient ainsi « le pays le plus pauvre de la planète » avec un PIB de 315 dollars par habitant.
Alors que l’État concentre la quasi-totalité de ses maigres ressources sur le renforcement des moyens de l’appareil sécuritaire et le paiement des salaires de la fonction publique, et que le parti demande aux populations déjà pressurées de se préparer à « regagner la forêt » pour résister à l’ennemi rwandais et à ses alliés locaux, on peut se demander jusqu’où et pendant combien de temps il sera possible aux autorités de compter sur la capacité de résilience des masses rurales.
C’est bien pourquoi, toutes étiquettes politiques confondues, les élites de gestion de l’administration centrale et des services décentralisés expriment désormais outre les discours convenus, leurs réserves personnelles, leur lassitude voire leur inquiétude pour l’avenir. Des propos similaires à ceux que tiennent nombre de hauts cadres politiques et économiques à l’affût des moindres signes sur l’évolution des équilibres délicats qui prévalent entre les différents lieux de pouvoir sans cesse mis en compétition sur des objectifs souvent antinomiques.
Des interrogations similaires pèsent sur l’action diplomatique à l’échelle régionale et internationale. Un domaine dans lequel les autorités se félicitent d’avoir donné des leçons de fermeté et d’indépendance nationales face à toute forme de pression étrangère. Un argument fort sur le continent de la part d’un petit pays qui se déclare victime d’un complot international. Mais, là encore, on peut se demander si la posture du Burundi dépasse le niveau des apparences alors qu’il lui a fallu recourir à des stratagèmes politiciens pour pondérer le 29 février dernier l’expression des réserves lors de la visite des chefs d’États de l’Union africaine ou échapper à un communiqué conjoint des clercs anglicans et catholiques la semaine suivante.
De même, les prévenances de la délégation du secrétariat général des Nations unies n’ont pas empêché le Conseil de sécurité de valider peu après et à l’unanimité le principe de l’envoi d’une force de police internationale. Enfin, plusieurs institutions régionales sont actuellement dans l’expectative et certaines de leurs activités suspendues au dénouement de la crise burundaise. Mais est-ce bien le Burundi qui est au cœur des débats alors que celui-ci ne pèse qu’à la marge sur la plupart des grands dossiers économiques et politiques régionaux : l’adhésion du Sud-Soudan à la Communauté économique est-africaine, le financement des corridors de désenclavement nord et centre, le leadership au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est, l’implantation des hubs aériens et les accords de trafic continentaux, etc. Ou n’est-il qu’un prétexte dans le réajustement global des diplomaties des grands pays de la région confrontés notamment aux ambitions rwandaises ?
À l’avenir, au regard des positionnements officiels des acteurs nationaux de la crise, le bilan de l’aventure du troisième mandat du président Nkurunziza pourrait, en l’absence d’ouvertures politiques significatives, s’avérer bien plus lourd qu’il ne l’est déjà.
Cet article est co-publié par Justiceinfo.net et The Conversation