OPINION

Tunisie : « Et la liberté surgit sous les fenêtres de mon journal ! »

Tunisie : « Et la liberté surgit sous les fenêtres de mon journal ! »©FETHI BELAID/AFP
Journaliste montrant sa carte de presse après l'emprisonnement en septembre 2013 d'un journaliste Zied el-Heni qui avait accusé un procureur de fabriquer des preuves
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Pour ce 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, JusticeInfo.net publie le témoignage de sa correspondante à Tunis, journaliste à La Presse Olfa Belhassine qui témoigne de la transition entre un régime où la liberté d'informer était  confisquée à un régime où elle demeure inachevée et fragile.

 

Absolument inattendu !

La révolution éclate pratiquement sous les fenêtres de ce journal septuagénaire qui est le mien, au centre-ville de Tunis, le vendredi 14 janvier 2011. Les murs de La Presse, que la propagande pro Ben Ali avait rendue atone, mutique et insipide, notamment les quinze dernières années du règne de l’ex Président (1987-2011), tremblent et vibrent à l’écoute des nouvelles libertés scandées sous le ciel de la ville. La rue galvanisée crie : « Dégage », « Ministère de l’Intérieur, ministère de la terreur !», « Travail, liberté, dignité nationale !», Libre, libre la Tunisie, dehors Ben Ali !», « Liberté ! », « Libertés, libertés, plus jamais de présidence à perpétuité ! »…

Ce jour-là et après tant d’années de mise sous tutelle, La Presse, journal gouvernemental – traduisons dans le contexte totalitaire de l’époque : média largement consacré au quotidien à l’éloge de Ben Ali, maitre absolu du parti-Etat-parlement-gouvernement et de son épouse à la nombreuse fratrie mafieuse - ne savait plus à quel saint se vouer. Ni à quelle ligne éditoriale se fier. Encore moins, à quelle autorité officielle se référer.

« Dès les années 60, l’information devient un instrument du pouvoir au service de ses objectifs, assurer « l’unité nationale » et servir le « développement », écrit le politologue et enseignant à l’Institut de presse de Tunis, Larbi Chouikha*.

Ainsi en deux temps, trois mouvements, La Presse, fondée par Henri Smadja en 1934, confisquée par l’Etat tunisien à son propriétaire en 1968, se retrouvait livrée à elle-même. Elle en était complètement déboussolée ! D’autant plus que la veille l’ex Président Ben Ali dans son ultime discours annonçait tout de go sur un ton chancelant d’un dictateur en fin de carrière : la dissolution du ministère de la Communication, structure stalinienne de contrôle de l’expression, et « la pleine et entière liberté pour la presse, le libre accès aux sites Internet... ».

Inédit !

Dans la rédaction de La Presse, les revendications et les pétitions des journalistes « révolutionnaires », croisent le scepticisme dédaigneux des « autres » : les petits soldats du système, qui les regardent du nez. Ben Ali n’avait alors encore pas fui le pays, (qu’il désertera à 17h45) et l’espoir d’un retour aux petits arrangements avec l’ordre autoritaire était encore possible. Or, « L’enfer c’est les autres ! », ceux là qui formatés sur l’obéissance, « nourris » d’allégeance et passés maitres dans la flagornerie récupéreront leur pouvoir, momentanément perdu en ces premiers temps d’euphorie, quelques années après le tsunami du 17 décembre 2010-14 janvier 2011. Le non dévoilement de la vérité sur le fonctionnement et les multiples réseaux de cette machine infernale de la peur, qui a bâillonné la presse pendant plus d’un demi-siècle, a rendu possible, cinq ans après, le retour des anciens propagandistes de Ben Ali. Comme si de rien n’était, ils reviennent aux commandes de nombreux médias, portant haut leurs inhibitions, leurs réflexes étriqués, leur nostalgie de l’ancien régime, et leur consanguinité avec l’univers de la politique et des affaires. S’adapter à tout, y compris au nouveau lexique libéral ambiant, est une seconde nature chez eux. Dans le clair-obscur de cet entre deux mondes, qu’est une transition, surgissent les monstres…

Mais la liberté d’expression retrouvée, ne procure pas à tous, une délivrance égale. La levée subite des interdits remplit certains de peur et de doute : les jalons et les lignes tracés, imposés par la dictature, s’estompent soudain devant de nouveaux choix à faire. Des horizons d’autonomie, jamais encore expérimentés, à investir. Des terrains frémissant de vie à sonder, à explorer et à relayer. Un professionnalisme à mettre en pratique.

En fait, toutes ces années de quadrillage policier de l’espace médiatique, de mise sous tutelle de la presse et d’affaiblissement volontaire de la formation des journalistes ont laissé place à un métier sinistré.

Dans les débats entre journalistes reviennent alors en boucle des interrogations surprenantes :

-« Jusqu’où peut-on aller désormais ? »

-« Quelles sont les limites de la liberté d’expression ? »

-« Quelle peut-être notre identité aujourd’hui ? »

Parallèlement, d’autres poches de tension s’ouvrent en cette tumultueuse transition démocratique tunisienne. La nouvelle élite politique, qui remporte le scrutin du 23 octobre 2011, les islamistes du mouvement Ennahdha et leurs deux alliés, le Congrès pour la République (CPR) et le parti Ettakatol, choisissent de classer les journalistes parmi leurs ennemis.

« Médias de la honte ! », jettent les Ligues de protection de la révolution (LPR), des milices, proches des islamistes, à tous ceux qui soumettent les performances du gouvernement dirigé par le mouvement Ennahdha à des analyses critiques ou à des investigations dérangeantes.

Prescripteurs d’opinion, possédant les outils de l’écriture de la « vérité », les journalistes se retrouvent plongés de nouveau au centre d’une hystérie politique. Au cœur d’un enjeu de pouvoir. « Les journalistes au temps de Ben Ali n’ouvraient la bouche que chez le dentiste ! », accuse Samir Dilou, ministre des Droits de l’Homme et de la Justice Transitionnelle en février 2012.

Plus qu’une formule pour évoquer l’honneur perdu d’une partie des journalistes tunisiens, leurs compromissions passées, on prendrait presque l’expression « médias de la honte » pour un… lapsus. Tellement elle dit long sur les frustrations et les désirs cachés d’une Troïka orpheline de caisses de résonnance édifiées à l’effigie de sa gloire. Comme à l’époque de l’ex Président Ben Ali. D’autres hommes politiques provenant de partis sécularistes continueront à accuser le long de ces cinq dernières années les journalistes d’être à l’origine de tous les maux du pays. Or, avec la révolution un vent de liberté a soufflé sur plusieurs salles de rédaction.

Difficile transition. Comment après toutes ces années d’autoritarisme, où les règles professionnelles et déontologiques ont été outrepassées au quotidien, ancrer le métier de journaliste dans ses codes propres, ses savoir-faire, son autorégulation et une indépendance par rapport au pouvoir? Comment s’imprégner de toutes les possibilités de la liberté d’expression en évitant de tomber dans le sensationnalisme et dans le piège à rumeurs que sont devenus les réseaux sociaux après la chute du régime de Ben Ali ? Comment garantir que la libéralisation inédite du champ médiatique - la Tunisie figure désormais en tête des pays du monde arabe au Classement mondial de la liberté de la presse 2016 de Reporters sans frontières- se poursuive les années à venir et ne soit pas une simple « éclaircie » ? Des interrogations, que ressassent, depuis cinq ans, les représentants de la profession, à chaque célébration du 3 Mai, Journée mondiale de la liberté de la presse.

Mais, ils sont plutôt nombreux, les journalistes tunisiens, qui ne veulent pas oublier, malgré ces temps de désenchantement, l’émotion, le vertige, ni l’écho des slogans de ce 14 janvier 2011. C’est ce qui alimente aujourd’hui leur sens de la liberté, leur soif d’autonomie et ce besoin qu’ils portent en eux de se positionner en première ligne pour observer et témoigner de l’Histoire en cours de la révolution et de la transition démocratique tunisienne.

 

*Larbi Chouikha : « Crises et embellies », La Presse Hors-série, mai 2012