Le 5 avril 2016, les juges de la Cour pénale internationale (CPI) prononçaient un non-lieu en faveur du vice-président du Kenya, William Ruto, et de son co-accusé, l’animateur radio Joshua Sang. Depuis l’établissement de la Cour en 2002, huit accusés ont échappé à toute condamnation, faute de preuves solides, et un neuvième, le congolais Mathieu Ngudjolo, a été acquitté pour les mêmes raisons, au terme de trois ans de procès. On le sait, la CPI ne dispose pas de forces de police propre pour conduire ses enquêtes, et doit compter sur la coopération, très sélective, des Etats. La Côte d’Ivoire, voire même la France, ancienne puissance coloniale, ne lui ont de facto accordé le droit d’enquêter que contre les perdants de la crise post-électorale de 2010. Ici comme en République démocratique du Congo, au Kenya ou dans sa première enquête sur la Centrafrique, la Cour n’a pas su identifier et activer les leviers politiques qui lui auraient permis de conduire ses affaires avec plus de succès. Pour justifier ses échecs, la Cour évoque souvent les conditions de sécurité difficiles pour son personnel. Et même si elle dispose d’un système de protection, très couteux et bureaucratique, elle assure n’avoir pu protéger les témoins dans les affaires kenyanes, notamment. Si le procureur ne peut enquêter sur les terrains en guerre, protéger effectivement ses témoins et décrocher une coopération plus large des Etats, faudrait-il, dès lors, privatiser les enquêtes ?
Privatiser, une question taboue
Interrogé, le bureau du procureur de la Cour reste silencieux, mais note, dans son dernier plan stratégique (2016-2018), que « si le bureau peut s’assurer – avec l’aide de partenaires – de la préservation d’éléments de preuve sans causer de dommages, il augmentera ses chances de réussites dans ses enquêtes et ses poursuites ». Le procureur indique conduire des discussions avec les ONG, qui sont aux premières lignes au moment où sont perpétrés les crimes, pour améliorer la qualité des éléments fournis et veut compter sur des intermédiaires, forces internationales, organisations de défense des droits de l’homme, voir même médias. Mais la formule a déjà été largement utilisée dans les enquêtes menées jusqu’ici. Du côté des ONG ou même des commissions d’enquête de l’Onu, on insiste régulièrement sur le caractère non judiciaire des documents fournis à l’accusation.
Preuves récoltées dans la Syrie en guerre
Faisant mentir ceux qui croyaient que conduire des enquêtes solides dans un pays en guerre est impossible, Bill Wiley, ancien procureur militaire canadien, qui compte parmi les premiers enquêteurs de la CPI, mettait sur pied, dès l’été 2012, une équipe d’enquêteurs pour récolter les preuves de crimes commis en Syrie. En quelques mois, la Commission pour la justice et la responsabilité (CIJA) formait des syriens aux techniques d’enquête judiciaire et récoltait des centaines de milliers de pièces en Syrie. Non pas de simples témoignages, mais des documents, récoltés, puis sécurisés, classés, numérisés, permettant de remonter la chaine de commandement et cibler les plus hauts responsables, ce sur quoi la CPI a jusqu’ici pêché. Au printemps 2015, la CIJA assurait détenir suffisamment de pièces pour mettre en accusation Bachar Al Assad et vingt-quatre responsables du régime. L’ex procureur militaire assure ne pas avoir de plan précis pour l’après-guerre. Faute de ratification de son statut par Damas, la Cour n’est pas compétente. Seul le Conseil de sécurité de l’Onu pourrait la saisir, mais, après avoir aménagé un projet de résolution susceptible d’accueillir l’adhésion de Washington, Moscou et Pékin y sont restés opposés. Pour Bill Wiley, les documents pourraient être tout aussi bien remis au futur régime de Damas, à la Cour si elle finissait par être saisie, ou à un tribunal ad hoc. En attendant une issue à la guerre, les juridictions nationales européennes, qui peuvent poursuivre des ressortissants étrangers pour des crimes de guerre au titre de la compétence universelle, s’intéressent déjà de près à l’enquête de la CIJA.
Dupliquer les enquêtes privées
Le canadien veut désormais dupliquer l’initiative. Ses atouts : « enquêter plus vite, moins cher et produire des dossiers de meilleure qualité », défend-il. « Nous sommes un outil, là pour aider les institutions qui n’ont pas de ressources et ne peuvent pas prendre de risques ». A la différence des ONG, « nous n’essayons pas de faire du plaidoyer », dit Bill Wiley, « ou de la politique », comme les commissions d’enquête de l’Onu. Pour le professeur William Schabas, rien ne s’oppose à de telles initiatives. Des enquêteurs privés peuvent « mener leurs activités sur le territoire d’un Etat sans son autorisation, même si cela pourrait être considéré comme illégal par l’Etat » en question, explique t’il, rappelant néanmoins qu’ils sont « exposés à l’arrestation » et n’auraient « aucune immunité, contrairement à ceux qui travaillent pour la Cour ». Les enquêteurs de la CIJA ont déjà payé le prix fort. L’un d’eux a été tué, plusieurs ont été arrêtés par des groupes islamistes puis relâchés, et plusieurs ont été blessés. Mais tout cela pourrait un jour payer. Légalement, rien ne s’opposerait à l’admission de telles pièces par les juges, à partir du moment où elles sont authentiques. « La Cour peut prendre en considération toute preuve pertinente. Peu importe qui les amène à la Cour, explique M. Schabas, c’est déjà le cas pour les avocats de la défense ».
Crimes de guerre
Il en va de même pour les cellules « crimes de guerre » érigées notamment en Europe au titre de la compétence universelle, et qui comme la CPI, doivent enquêter sur des crimes commis à des milliers de kilomètres, presque sans moyens cette fois. L’expérience de la CIJA suscite néanmoins craintes et suspicions. « Bien sûr, dit le professeur Schabas, il y a des inquiétude que les enquêtes privées puissent refléter les agendas politiques de ceux qui financent ces enquêtes ». L’enquête syrienne a d’abord été financée par les britanniques, puis les américains et enfin l’Union européenne, mais Bill Wiley précise ne « pas prendre de l’argent privé, mais de l’argent venant d’Etats démocratiques, et rien d’une quelconque agence de renseignements. Personne ne nous demande de faire quoi que ce soit, ajoute t-il. Nous venons avec nos projets, ils financent ou non. » Longtemps réfractaires, les Européens soutiennent désormais le projet, depuis l’émergence des Foreign Fighters et la crise migratoire. « Si le bureau du procureur devait dépendre d’enquêtes privées, cela voudrait dire que le bailleur de fonds déterminerait les priorités du bureau du procureur, estime William Schabas. Comment réagirions-nous si nous apprenions que Poutine finance des enquêteurs professionnels pour des affaires contre les opposants d’Assad ? Ou si l’Arabie Saoudite finançait ses propres enquêteurs pour des affaires contre les opposants de l’Etat islamique ? » Au fil du temps et concernant les crimes commis en Syrie, la CIJA est parvenue à faire autorité. Mais reste à savoir si l’initiative pourra être dupliquée pour d’autres enquêtes.