Le bombardement non intentionnel de l’hôpital de Médecins sans frontières (MSF) par l’aviation américaine à Kunduz est-il un crime de guerre ? Les autorités américaines ont terminé ces derniers jours leur enquête, estimant que tel n’est pas le cas. MSF soutient au contraire que ce bombardement relève du crime de guerre. Peut-on être responsable et non coupable ? La réponse est lourde d’enjeux, au moment où dans de nombreux pays, des armées conventionnelles de l’OTAN sont engagées dans des conflits asymétriques contre des groupes armés.
Les faits en eux-mêmes ne sont guère disputés. De violents combats se déroulent début octobre 2015 à Kunduz, où les forces afghanes appuyées par l’aviation américaine tentent de reprendre la ville aux talibans. L’hôpital est parfaitement connu et identifié de tous les belligérants et soigne indifféremment les blessés des deux camps ainsi que des civils. Le 3 octobre, vers les 2 heures du matin, un appareil militaire américain, un AC-130 attaque le principal bâtiment du complexe hospitalier de MSF pendant près d’une heure. Le personnel de MSF téléphone immédiatement et à maintes reprises et envoie des SMS désespérés aux forces américaines et afghanes pour faire cesser le bombardement contre l’hôpital. Mais les frappent continuent encore 30 minutes. L’attaque provoque la mort de 42 personnes, essentiellement des patients, certains brûlés vifs dans leur lit, et du personnel hospitalier. Au moment de l’attaque américaine, 105 blessés, outre des femmes et des enfants, des talibans et des soldats de l’armée afghane étaient traités et aucun d’eux n’étaient armé.
L'enquête interne du Pentagone
MSF a demandé aussitôt l’ouverture d’une enquête internationale, refusée par Washington. Le président américain, Barak Obama, s’est excusé auprès du président de MSF pour « une erreur », expliquant que le AC-130 voulait viser des combattants talibans. En geste de « sympathie », les Etats-Unis ont versé 6000 dollars aux familles de chaque victime, 3000 dollars pour les blessés, et approuvé le versement de 5.7 millions de dollars pour reconstruire une structure médicale comparable à celle détruite. Les autorités américaines ont conduit une enquête interne, dont les conclusions ont été rendues publiques le 29 avril. En substance, les autorités américaines reconnaissent une cascade d’erreurs à la fois humaines et techniques, et ont pris des mesures disciplinaires contre 16 de leurs militaires.
Ainsi, selon la version du Pentagone qui a évolué au cours du temps, le système de géolocalisation de l’appareil américain fonctionnait mal et les coupures de communication étaient fréquentes avec le sol. Se reposant sur ce qu’il voyait, l’équipage identifia l’hôpital comme étant la cible, laquelle se trouvait, en réalité, à 400 mètres de là. Toujours selon l’enquête du Pentagone, certains membres de l’équipage n’étaient pas certains d’avoir identifié la bonne cible et ont demandé à plusieurs reprises des clarifications, mais ni les observateurs américains au sol qui dirigeaient l’attaque, ni le commandant américain à Kunduz n’avaient conscience que l’appareil était au mauvais endroit, et ordonnèrent les frappes. Au terme de l’enquête, les autorités américaines estiment qu’il ne s’agit pas d’un crime de guerre : « L’enquête a conclu que certains militaires n’ont pas respecté les règles d’engagement et le droit de la guerre, mais ces erreurs ne constituaient pas un crime de guerre, car aucun d’entre eux n’étaient conscients qu’ils frappaient un hôpital », a ainsi déclaré le général Joseph Votel, commande du Commandement central de l’armée américaine lors de la conférence de presse de présentation du rapport.
Des membres de l'équipage demandent des clarifications au sol
Le président de MSF, Meinie Nicolai, a réagi aussitôt affirmant que « les autorités américaines ont reconnu le fait que des forces américaines n’ont pas suivi les règles fondamentales du droit de la guerre, en menant une opération militaire incontrôlée dans un quartier densément peuplé ». Il a dénoncé la légèreté des sanctions disciplinaires prises par l’armée américaine à l’encontre de 16 militaires, dont un général.
Crime de guerre ou pas ? Selon le statut de Rome, le crime doit avoir un caractère intentionnel. Toute la question est de définir l’intentionnalité. La négligence, le dol, l’absence de précaution peuvent aussi concourir pour déterminer le degré d’intentionnalité dans la définition de la responsabilité du crime. Cette question est du reste, âprement discutée au sein de la Cour pénale internationale, laquelle a ouvert en 2007 une enquête préliminaire sur d’autres crimes possibles commis en Afghanistan depuis cette date-là. Et, en théorie, elle pourrait enquêter sur les frappes de l’hôpital de Kunduz.
Que dit la jurisprudence ? La responsabilité, et en particulier celle du supérieur hiérarchique, entraîne-t-elle sa culpabilité ? Dans l’affaire Blaskic, un général croate accusé d’être responsable de massacres de populations musulmanes, la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) s’était prononcée sur sa culpabilité au titre du dol:
- La Chambre conclut que le général Blaškić est responsable des crimes commis dans ces trois villages sur la base du dol éventuel [negligence dans la version anglaise], en d’autres termes pour avoir ordonné des actions dont il ne pouvait que raisonnablement prévoir qu’elles conduiraient à des crimes.
- La Chambre affirme que, même s’il n’a pas explicitement ordonné d’expulser et de tuer les populations civiles musulmanes, le général Blaškić a intentionnellement pris le risque que ces populations et les biens leur appartenant soient les premiers visés par les « bouclages » et offensives lancés le 18 avril 1993.
Mais la Chambre d’appel du TPIY est revenu sur ce point dans son arrêt de 2004, estimant au contraire que « la connaissance d’un risque quel qu’il soit, si minime soit-il, ne suffit pas à mettre en œuvre la responsabilité pénale d’une personne pour des violations graves du droit international humanitaire ». Et conclut, en souligant la nécessité d’avoir la « conscience » de la probabilité qu’un crime soit commis :
- En conséquence, la Chambre d’appel estime que quiconque ordonne un acte ou une omission en ayant conscience de la réelle probabilité qu’un crime soit commis au cours de l’exécution de cet ordre possède la mens rea (l’intention criminelle) requise pour établir la responsabilité aux termes de l’article 7 1) pour avoir ordonné. Le fait d’ordonner avec une telle conscience doit être considéré comme l’acceptation dudit crime
Dans le cas précis de Kunduz, l’armée américaine connaissait parfaitement la localisation de l’hôpital, sachant que celui-ci se trouvait situé dans la zone des combats. Avait-elle conscience du risque encouru en procédant à des frappes dans un quartier densément peuplé ? Le principe de proportionalité dicte d’avorter la mission, si les risques de toucher des civils sont supérieurs aux gains escomptés. Avait-elle donc pris toutes les précautions nécessaires pour éviter pareil drame ?
L’enquête du Pentagone relève la cascade d’erreurs qui s’est produite : défaillances techniques des capteurs de l’AC-130, mauvaise identification visuelle de la cible, défaillance encore du système radio de l’appareil, absence de réactivité du commandant américain après qu’il ait reçu le premier appel de MSF dix minutes après le début des frappes. L’erreur avouée suffit-elle a exonérer de la responsabilité de crime de guerre ? C’est ce qu’un tribunal pourrait trancher. Mais il est douteux que la Cour pénale internationale s’aventure sur ce terrain. Jamais l’imputabilité des crimes n’a été aussi politiquement sensible qu’aujourd’hui dans le contexte des guerres asymétriques où sont engagées les armées occidentales. Le bombardement de l’hôpital de Kunduz est là pour le démontrer.