Sociologue et politologue, Michaël Bechir Ayari est l’analyste principal pour la Tunisie auprès de l’International Crisis Group (ICG). Cette ONG basée en Belgique a élaboré depuis la révolution tunisienne plusieurs enquêtes de terrain sur le salafisme, la contrebande, les élections, le consensus politique, les réformes sécuritaires. Son dernier rapport s’intitule : « Tunisie : justice transitionnelle et lutte contre la corruption ». Entretien avec son auteur.
JusticeInfo.net : Vous expliquez au début de votre rapport que les étapes de la justice transitionnelle ont été brûlées en Tunisie, les premiers mois après le départ de Ben Ali. Qu’est-ce qui vous fait dire qu’une « justice révolutionnaire » s’est alors installée ?
Michaël Bechir Ayari : Un spécialiste de la Justice transitionnelle vous dirait : ce qui s’est passé à ce moment-là en Tunisie est une justice transitionnelle mal faite, une « justice révolutionnaire ». Il s’agit plutôt de mécanismes de transition, basés sur des arrangements. Alors que selon les normes internationales, il aurait fallu auparavant avoir une vision claire de l’étendue des victimes, dresser le panorama des conflits qui ont eu lieu, établir le récit des violations. Résultat : ces premiers mois, où ont été mises en place la loi relative à l’amnistie générale, des mesures de réparations, la Commission chargée d’enquêter sur les abus commis entre le 17 décembre 2010 jusqu'à la fin de janvier 2011 et la Commission sur les malversations perpétrées pendant le pouvoir de Ben Ali ont été « chaotiques », donnant lieu à une foire aux empoignes. Chacun se disant victime de l’ancien régime, les islamistes, les insurgés du bassin de Gafsa en 2008, les anciens prisonniers de la gauche…
JI : Pourtant ces instances ont rempli un vide juridique, qui s’est créé à la suite de la révolution et de la dissolution de la Constitution. Dirigées par des juristes de renom, elles ont probablement apaisé les envies de vengeance et amorti la colère qui grondait contre les hommes de Ben Ali. N’est-ce pas plutôt une justice née de la nécessité ?
MBA : Ces instances ressemblent à des commissions vérité, sans l’être vraiment. Probablement est-il exagéré de dire qu’il s’agit là d’une « justice révolutionnaire ». Mais ces mécanismes ont donné l’impression aux Tunisiens que la Justice transitionnelle a été faite. Pourquoi donc remettre les pendules à zéro en élisant une Instance Vérité et Dignité au cours de l’année 2014, se sont interrogés beaucoup d’hommes d’affaire notamment ?
JI : Comment la justice transitionnelle a-t-elle été instrumentalisée politiquement, notamment par le parti islamiste, comme vous l’affirmez dans le rapport de Crisis Group ?
MBA : Quand le parti islamiste Ennahda se retrouve au pouvoir à l’issue du scrutin du 23 octobre 2011, il met en place un ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle. Il déclare vouloir initier une justice transitionnelle en bonne et due forme. Pourtant, les mécanismes créés depuis janvier 2011 n’avaient pas encore abouti. Les hommes d’affaires, eux, ont réagi dans la peur : « c’est du clientélisme, ils vont nous menacer de racket pour financer le parti islamiste », se sont-ils dit. Le concept de la justice transitionnelle était plus ou moins nouveau et mal connu par la plupart des Tunisiens. Les dirigeants d’Ennahda l’ont utilisé pour négocier avec des hommes politiques et des hommes d’affaires proches de Ben Ali en leur expliquant qu’ils ont préféré oublier leur statut d’anciennes victimes de la torture, pardonner, tourner la page du passé plutôt que de faire la chasse aux sorcières. Ils les ont toutefois menacés de mettre en marche un éventuel processus de justice transitionnelle, s’ils ne se tenaient pas au calme et ne renonçaient pas à s’opposer à eux. « Ce concept tombait à point nommé pour intimider », a avoué dans une interview pour Crisis Group un sympathisant du parti islamiste. D’autre part, dès l’été 2012, le mouvement Ennahda est accusé d’utiliser les dispositions relatives à l’amnistie générale pour favoriser ses partisans, pratiquer le clientélisme et placer ses activistes et ses obligés dans l’administration publique afin d’en prendre le contrôle. Les islamistes ont instrumentalisé la justice transitionnelle pour défendre leurs intérêts tout en faisant patienter les gens avec un mécanisme qui répond aux espoirs et aux revendications nés de la révolution.
JI : Ne pensez-vous pas que l’idée, citée dans votre rapport, de confier le recensement du patrimoine des hommes d’affaires proches de l’ancien régime à des cabinets d’experts comptables plutôt qu’a l’IVD sortirait le processus du cadre de la justice transitionnelle ?
MBA : On est restés flous sur ce point précis. Le rapport ne présente d’ailleurs pas de recommandations explicites. Nous n’allons pas imposer un traité de paix alors que la guerre continue entre le pouvoir actuel et la commission vérité. Tout va dépendre du rapport des forces entre les deux et de l’acceptation des hommes d’affaire de recourir ou pas à l’IVD pour régler leurs différends avec l’Etat. Le mécanisme d'inventaire du patrimoine pourrait compléter le travail de l'IVD mais il ne s'adresse pas uniquement aux personnes qui recourent à l'IVD. Certains hommes d'affaires ou fonctionnaires de second rang par rapport aux symboles de l'ancien régime préféreraient rester anonyme et régulariser leur situation judiciaire autrement qu'en passant par l'IVD. Pourquoi pas ? L'IVD ne peut pas tout arbitrer même s'il est nécessaire que des symboles de l'ancien régime y recourent. L'idéal serait quand même que la masse des hommes d'affaires et fonctionnaires puisse témoigner pour expliquer comment fonctionnait la corruption sous l'ancien régime. Les données pourraient nourrir la réflexion de l'IVD laquelle est censée rédiger un rapport sur la question et proposer des réformes concrètes.
JI : Quel est votre avis sur le projet de loi du Président Béji Caied Essebsi relatif à la réconciliation économique et financière ?
MBA : Ce projet a le mérite de mettre en avant la situation des hauts cadres de l’administration, bloqués ou mis au frigo pour les soupçons de malversations qui pèsent sur eux depuis plus de cinq ans. Depuis le soulèvement, entre 7 000 et 9 000 fonctionnaires ont fait l’objet de poursuites judiciaires et 600 ont été écroués, en vertu, notamment, de l’article 96 du Code pénal. Ce qui contribue à paralyser l’administration, des agents compétents en étant exclus, d’autres étant mis de côté ou démotivés face au risque de prendre des décisions controversées. Par contre, les hommes d’affaire, que ce projet intéresse, ne semblent pas très rassurés par le mécanisme de conciliation opaque, dirigé par le pouvoir exécutif, proposé par l’initiative présidentielle. A défaut d’une amnistie, ils préfèrent passer par la commission d’arbitrage de l’IVD, qui a l’avantage de la transparence. Les arbitrages en matière de corruption sont souvent très polémiques. L'arbitrage de l'IVD et du contentieux de l'Etat risquent d'être contesté, d'autant que l'IVD se doit d'informer le grand public du détail des négociations et des arrangements. Ennahdha et Nida Tounes le parti fondé par BCE en 2012] semblent vouloir lancer de nouveaux projets de réconciliation, je pense que lorsqu'on en saura plus sur cette question les polémiques vont revenir comme durant la seconde moitié de 2015. C'est un risque, il faudrait d'ors et déjà penser à un compromis qui puisse satisfaire les partisans de cette réconciliation et préserver le processus de justice transitionnelle.
JI : Pourquoi est-ce que la problématique de la corruption sous Ben Ali et les affaires de détournements de fonds, qui se sont poursuivies après le 14 janvier 2011, ont-elles été si mal gérées ?
MBA : Parce que ni les lois, ni les structures n’ont changé. Le système clientélistes, où les liens familiaux et régionaux dominent est resté le même. On utilise les mots pour les vider de leur contenu. On clame continuellement : « on va lutter contre la corruption ». Le dire correspond presque à le faire dans l’esprit des autorités. Or, même Ben Ali, parlait tout le temps de « bonne gouvernance ». La corruption est liée à la politique commerciale de la Tunisie, aux rouages de ses marchés publics, à la bureaucratie étatique par laquelle passent toutes les autorisations, toute cette paperasse pour pouvoir investir dans un secteur économique donné, « si tu n’as pas de relais dans l’Etat, tu recules », affirme un homme d’affaires, qui travaille dans le secteur formel. La corruption est aussi corrélée à l’exclusion. C’est en devenant inclusif que le système pourra lutter contre la corruption.
JI : Vous évoquez dans le rapport l’importance d’ « un nouveau consensus politique à trouver autour de la fonctionnalité de la justice transitionnelle ». Ceci peut-il faciliter le travail de l’IVD, qui évolue aujourd’hui dans un contexte politique peu favorable à la justice transitionnelle ?
MBA : Trouver une voie médiane qui permettrait de renouveler la confiance des élites politiques et de la population en ce processus incarne l’un des messages implicites du rapport. L’IVD doit mettre de l’eau dans son vin. En attendant qu’elle formule ses recommandations finales et propose notamment des mesures contre les malversations et une réforme des services de sécurité, en 2018-2019, il est souhaitable qu’une loi de portée générale dans les domaines économique et financier sans mécanisme de conciliation et d’arbitrage soit rapidement formulée. Sinon, la commission vérité risque de tout perdre, y compris l’intervention sur des affaires d’atteinte aux droits de l’homme. D’autre part, les élites politiques actuelles devraient soutenir la justice transtionnelle et comprendre qu’elle ne fonctionne pas forcément contre leurs intérêts. Au contraire, elle leur procure une légitimité post révolutionnaire et renforce leur droit à s’adresser au peuple, qui en se soulevant en 2010-2011 leur a permis d’accéder à ce niveau de responsabilité politique. En un sens, l’IVD est le dernier mécanisme institutionnel pouvant susciter de l’espoir et concurrencer le caractère « antisystème » du salafisme-jihadisme.