Saisie par l’Instance Vérité et Dignité (IVD) le 22 juillet dernier, huit jours après la présentation du projet de loi du Président tunisien sur la « réconciliation économique et financière », la Commission de Venise vient d’émettre lors de sa 104 ème session tenue les 23 et 24 octobre un « avis intérimaire » défavorable à l’initiative présidentielle.
La Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l’Europe spécialisé en matière de droit constitutionnel, semble notamment critique vis-à-vis de la Commission de Réconciliation, une disposition centrale de l’initiative du Président Béji Caied Essebssi (« BCE ») qui cherche, selon plusieurs juristes tunisiens, à amnistier les hauts fonctionnaires et les hommes d’affaires soupçonnés ou poursuivis pour avoir détourné les deniers de l’Etat. La consultation juridique de la CV, rendue publique le 27 octobre 2015, donne raison aux pourfendeurs du projet. En premier lieu la commission vérité présidée par Sihem Ben Sedrine. Mais également au mouvement né le mois d’août dernier parmi les jeunes tunisiens baptisé « Je ne pardonne pas » (Manich msemeh), ainsi qu’a plusieurs organisations de la société civile. Pourtant, vingt quatre heures avant la publication officielle du rapport, surfant toujours sur la guerre qui l’oppose à l’IVD, la présidence de la République avait présenté dans un communiqué de presse les conclusions de la Commission à son avantage.
Dans son rapport de douze pages, la Commission de Venise répond aux cinq questions formulées par l’Instance Vérité et Dignité portant sur les aspects institutionnels du projet de BCE.
Question 1 : La création d’un organe supplémentaire de la justice transitionnelle en Tunisie, est-il conforme à la Constitution tunisienne et aux objectifs de la justice transitionnelle ?
La Commission de Venise répond très clairement que selon le texte de la nouvelle Constitution tunisienne de janvier 2014, rien n’interdit la création d’une autre structure à côté de l’Instance Vérité et Dignité pour appliquer le processus de justice réparatrice.
« Dans le but de réaliser la justice transitoire dans les délais prescrits par la législation qui s’y rapporte, il peut être en principe raisonnable que des mesures soient prises pour accélérer les procédures en cours, par exemple par le biais de la création d’une commission spécialisée chargée à s’acquitter des dossiers financiers », souligne le rapport.
La CV fait toutefois remarquer qu’un système de justice transitionnelle « à double voie » (devant l’IVD et devant la Commission de Réconciliation) ne pourrait être compatible avec la Constitution tunisienne qu’à condition que ces deux voies soient équivalentes. C'est-à-dire respectueuse toutes les deux des objectifs, de la démarche et des principes fondamentaux de la JT.
Question 2 : Le transfert de compétences de l’IVD vers la Commission de Réconciliation, est-il compatible avec l’article 148 de la Constitution qui stipule : "L’Etat s’engage à appliquer le système de la justice transitionnelle dans l’ensemble de ses domaines et dans la période fixée par la législation qui y est relative..." ?
Les experts du Conseil de l’Europe répliquent : « …la Commission de Réconciliation ne présente pas de garanties suffisantes d’indépendance pour pouvoir considérer que le mécanisme de justice transitionnelle opéré dans le domaine de la corruption financière et le détournement des deniers publics serait équivalent aux mécanismes opérant dans les autres domaines ».
Question 3 : La procédure prévue par le projet de loi sur la réconciliation présente-t-elle des garanties suffisantes à la considérer comme équivalente à celle se déroulant devant l’IVD ?
« Non ! », tranche la Commission de Venise. La Commission de Réconciliation, pilotée par un représentant de la présidence du Gouvernement, dominée par le pouvoir exécutif et dont les travaux sont marqués par la confidentialité, n’arbore pas « de garanties d’établissement de la vérité ni de publicité ».
Question 4 : La procédure de justice transitionnelle prévue par le projet de loi sur la réconciliation permet-elle de réaliser les mêmes buts des procédures prévues par la loi organique sur la justice transitionnelle ?
Encore une fois, les auteurs du rapport sont catégoriques : le processus se déroulant devant la Commission de Réconciliation, en amnistiant notamment les fonctionnaires corrompus, ne permet pas de réaliser l’un des objectifs de la justice transitionnelle, à savoir la réforme des institutions.
Question 5 : Le projet de loi sur la réconciliation économique et financière, est-il suffisamment harmonisé avec la loi organique sur la justice transitionnelle ?
L’annulation de l’article 12 du projet de loi du Président Béji Caied Essebsi de «toutes les dispositions relatives à la corruption financière et au détournement de fonds publics mentionnées dans la loi sur la justice transitionnelle » risquerait, selon la Commission de Venise de provoquer des conflits de compétence entre la Commission de Réconciliation et l’IVD. L’Instance dirigée par Sihem Ben Sedrine ayant reçu depuis le printemps dernier des dizaines de plaintes remontant aux vingt trois années de règne de l’ex Président Ben Ali, où atteintes aux droits de l’homme et actes de prédation sont intimement imbriqués.
Afin d’aboutir à une réconciliation nationale, la Commission de Venise estime que la base juridique de l’IVD ne doit pas être modifiée. «Si la loi organique relative à la JT est considérée comme insuffisante pour atteindre ses objectifs, notamment dans les domaines économique et financier, une révision s’avère nécessaire. Ce qui relève de la compétence du législateur, en respectant le cadre du droit supérieur ». La Commission recommande : « un tel projet de loi ne pourrait être élaboré qu’en collaboration avec la société civile et les institutions compétentes en la matière, notamment l’IVD ».