Le groupe Manich Msamah, littéralement « Je ne pardonnerai pas » croit en Tunisie à la bataille à voix nue de la rue pour faire tomber le projet de loi sur la réconciliation économique. Pas de pardon sans reddition des comptes répètent ses slogans.
Dans les torpeurs et les vapeurs de l’été 2015, le président de la Tunisie Béji Caied Essebssi, 89 ans, présente, le 14 juillet dernier, en plein mois de ramadhan, devant un conseil des ministres au complet, son projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière. Deux axes majeurs structurent le projet. D’abord, l’amnistie des hauts fonctionnaires soupçonnés de détournement des deniers publics, sans dévoilement de la vérité, ni reddition des comptes. Ensuite, la clôture des dossiers, encore en suspens, des hommes d’affaire proches du premier cercle de l’ex président Ben Ali contre une indemnité payée à l’Etat en toute confidentialité. Entre les murs opaques d’une commission de conciliation dominée par le pouvoir exécutif, qui se substituerait à la commission d’arbitrage de l’Instance vérité et dignité (IVD).
Or, contrairement aux partis de l’opposition, l’initiative présidentielle ne prend point de cours de jeunes activistes de gauche, qui se revendiquent des valeurs, des aspirations et des slogans de la révolution tunisienne : liberté, égalité, dignité, justice sociale, droit au travail, partage équitable des richesses.
Objectif : draper d’impopularité le projet du Président
Pour avoir suivi à la loupe les déclarations précédentes de BCE sur son intention de « tourner définitivement la page du passé », et de proposer un cadre juridique afin de « pacifier le climat des affaires», ils anticipent une contre offensive, à ce qu’ils appellent sur un ton railleur : « la loi de blanchiment des corrompus ».
Une page Facebook regroupant des juristes, des enseignants, des étudiants et des diplômés chômeurs, dont la moyenne d’âge est de 25 ans, se forme rapidement, dans le sillage d’une injonction lancée le 14 août par le blogueur Azyz Amami, une des icônes de la révolution : « Non, je ne pardonnerai pas ! Cette loi ne passera pas…Nous mettrons le feu à l’Assemblée s’il le faut !».
Sa menace est tout de suite adoptée pour baptiser la nouvelle page : Manich Msamah (Je ne pardonnerai pas). Et établir l’identité du collectif, qui arbore une seule raison d’être : faire campagne contre les dangers de cette loi sur les réseaux sociaux et sur la place publique pour draper d’impopularité le projet. Une tactique visant à faire capoter l’initiative du président de la République, désormais en attente de débat et d’adoption par le Parlement.
« Nous défendons la mémoire de la révolution et de ses martyrs»
Tout a commencé par des amitiés virtuelles entre internautes, qui datent des quelques années précédant la révolution. Ils étaient pour leur plupart lycéens ou étudiants et font réellement connaissance les uns avec les autres dans la rue. Sur le terrain des manifs qui accompagnent la chute du régime de Ben Ali, au moment du soulèvement populaire de l’hiver 2011, dont ils ont incarné l’âme et le sel.
« Nous nous sommes retrouvés par la suite à l’occasion des sit in de la Kasabah 1 et 2*, lors des protestations des familles des martyrs et des blessés de la révolution et pendant d’autres campagnes, tel « Moi aussi j’ai mis le feu à un poste de police », qui soutenait les jeunes poursuivis pour « vandalisme » à l’époque de l’insurrection de l’hiver 2011. La confiance entre nous s’est alors consolidée », affirme Samah Aouadi, 25 ans, ingénieur en informatique, porte-parole de Manich Msamah.
Sur un ton déterminé, la jeune femme poursuit : « Nous sommes toujours portés par le souffle révolutionnaire et défendons la mémoire du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, de ses rêves et de ses héros. Nous sommes unis contre l’impunité des corrompus et la normalisation médiatique des caciques du système Ben Ali. Nous croyons qu’aucune réconciliation n’est possible sans passer au préalable par le dévoilement de la vérité et surtout la reddition des comptes. Tel est l’ADN du groupe. Nous n’oublions pas… ».
Pour ce banquier, juriste de formation et communiste par conviction, Ghassen Besbes, 37 ans, l’une des chevilles ouvrières du groupe, le projet en question poursuit un processus suivi par les gouvernements post révolution du 14 janvier : « privilégier le politique aux dépens de l’économique et du social. Résultat la scène médiatique mais surtout le monde des finances et de l’économie est dominé aujourd’hui par les complices de l’ex président Ben Ali, ceux-là qui ont entravé le développement du pays de ces trente dernières années. L’initiative de BCE incarne une nouvelle brèche pour élargir le cercle des corrompus et des contrebandiers ».
Outils de prédilection : la caricature et le sarcasme
Portés par le goût du politique, mais aussi de l’irrévérence et de l’indépendance par rapport au pouvoir, les jeunes de Manich Msamah travaillent dans une dynamique horizontale. L’humour, la caricature et le sarcasme, sont les outils de prédilection qu’ils utilisent sans modération pendant les campagnes qu’ils mènent sur les réseaux sociaux pour expliquer les dérives du projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière.
« C’est ce qui a tout de suite accroché l’intérêt du public », souligne Samar Tlili, 27 ans enseignante, l’une des co-fondatrices du groupe.
Les décisions des militants de « Je ne pardonnerai pas » sont prises sans vote, par « consensus approximatif », après d’interminables débats souvent désordonnés et houleux. Or, bravant l’état d’urgence, ils s’entendent très vite pour investir la rue afin de dénoncer le projet de loi du 14 juillet dans un climat politique général frappé de léthargie après qu’une coalition pour le pouvoir ait rapproché, hier encore, deux ennemis jurés, les sécularistes de Nida Tounes (L’appel de la Tunisie) de Béji Caied Essebssi et les islamistes du mouvement Ennahdha.
Une capacité de faire bouger la rue
Un premier rassemblement est décidé par le collectif le 28 août 2015, devant la Centrale syndicale, il réunit une vingtaine de personnes, le noyau dur de Manich Msamah. Celui du 3 septembre attire plus de monde, il est toutefois sauvagement réprimé par la police qui ne reste pas les bras croisés devant des slogans hostiles à la passivité du pouvoir face au retour en force de la machine du népotisme et de la corruption : « Le peuple n’en peut plus des nouveaux Trabelsi ** », « Non à la normalisation de la corruption », « Pas de réconciliation avant la reddition des compte », « Attrape le voleur et rends leur liberté aux jeunes ». La page Face Book des jeunes activistes connaissant un succès fulgurant, des petits groupes de « Manich Msamah » émergent dans plusieurs localités et partent protester dans la rue, malgré les coups de matraque de la police. Plus de 2000 personnes participent, à Tunis, à la manifestation du 12 septembre2015, qui voit l’affluence de plusieurs ONG des droits de l’homme, des représentants de la Coalition civile contre le projet de loi sur la réconciliation économique et des partis politiques de l’opposition.
« Nous étions devenus une locomotive, forçant presque les politiques à descendre dans la rue pour fustiger l’initiative présidentielle et imposant l’agenda de cette marche. Un moment d’euphorie pour nous », se souvient rêveur, Moutaâ Amine Al Waer, 27 ans, cadre associatif, l'un des agitateurs du groupe
Pour Mouhab Garoui, directeur exécutif d’I Watch, une association travaillant sur l’open Gov et la lutte contre la corruption, la force de ces Robins des Bois tunisiens réside dans « leur efficacité à faire bouger la rue ».
Grace à leurs tee-shirts estampillés Manich Msamah et illustrés par le marteau de la justice, ils sont visibles pendant leurs « descentes » dans l’espace public. Ils maitrisent les codes et les réflexes de la police, avec qui ils s’ingénient à jouer au chat et à la souris depuis les temps de la révolution. Se disperser au moment qu’il faut puis converger de nouveau par surprise est une tactique qu’ils maitrisent bien.
La « réconciliation globale » en débat
A la fin du mois d’octobre dernier la Commission de Venise, organe juridique consultatif rattaché au Conseil de l’Europe, émet un avis intérimaire sur le désormais très polémique projet de loi. La commission estime que cette initiative législative s’inscrit hors du cadre de la justice transitionnelle et sa volonté d’assainir et de réformer les institutions publiques. La discussion du projet est alors reportée à une date inconnue. Les membres de Manich Msamah sont partagés entre ceux qui le pensent enterrés définitivement par ses concepteurs et ceux convaincus qu’il reviendra sur le devant de la scène sous une autre forme. Car pour Ghassen Besbes: « la réconciliation est devenue une question de principe pour BCE, qui ne supporte pas autant de résistances à l’une de ses idées».
En effet en décembre 2015, le volet amnistie des infractions de changes du projet est inséré en douce à la loi de finances 2016 puis déclaré anti constitutionnel à la suite d’un recours de l’opposition parlementaire auprès de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois. En avril 2016, après une réunion de concertation entre Nida Tounes et le mouvement Ennahda, les deux alliés annoncent leur intention d’élaborer un nouveau projet de « réconciliation globale ».
Bien que tout ce qui a trait à une nouvelle version de l’initiative présidentielle soit revêtu du sceau du secret du côté de la majorité à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le réseau d’amis et d’informateurs grandissant du collectif, les jeunes de Manich Msamah arrivent à mettre la main sur le nouveau projet. En parallèle un autre front s’ouvre à eux : la normalisation à travers les médias des symboles les plus purs et durs de l’ancien régime, dont le maitre absolu de la propagande sous la dictature, le sinistre Abdelwahab Abdallah.
La contre offensive du groupe se déploie de nouveau dans la rue…
(À suivre)
*Les sit in de la Kasbah 1 et 2 sont fameux le premier (fin janvier 2011), pour avoir réussi à limoger d’anciens ministres de Ben Ali, du premier gouvernement post révolution et le second (fin février) pour avoir exigé des autorités l’élection d’une Assemblée constituante.
**Trabelsi, du nom de la belle famille aux méthodes mafieuses de l’ex président Ben Ali.