La décision prise par les dirigeants de MSF de ne plus accepter de fonds de l’UE m’a surpris et choqué. Mon désaccord n’a fait que croître à la lecture des motivations de cette position et je souhaite vous faire connaître mes raisons.
Je constate tout d’abord que cette décision intervient après celle du « boycott » du World Humanitarian Summit. Il est légitime de les rapprocher, non pas tant parce qu’elles ont été annoncées à quelques semaines d’intervalle, mais d’abord parce qu’elle partagent une même inconsistance de fond. Dans les deux cas, en effet, MSF fait mine d’ignorer avec qui elle était en relation lorsqu’elle coopérait avec ces entités et semble s’offusquer soudainement que le WHS et l’UE ne suivent pas son agenda.
Je partage pour l’essentiel, comme tous les MSF et bien d’autres, les critiques que vous détaillez à l’encontre de l’accord UE-Turquie, et comme d’autres MSF, je me suis exprimé publiquement à ce sujet. Mais je ne confonds pas l’UE avec une organisation humanitaire et je trouve absurde et présomptueux de se donner l’air de la mettre au pied du mur avec des affirmations telles que « Les institutions européennes et les Etats membres devront prendre des mesures drastiques et changer leur fusil d'épaule à propos des politiques de dissuasion et du renvoi des personnes. » Une position d’autant plus absurde et présomptueuse qu’elle se fonde sur l’idée que MSF rend service à l’UE en acceptant ses fonds et qu’elle la punit en les refusant. Si nous n’en avions pas besoin, pourquoi les prenions-nous ? Et si nous en avions besoin, ce sont les populations que nous ne pourrons plus aider que nous punissons alors, pas l’UE ni les Etats-membres. Au passage : l’Allemagne est-elle concernée ? Je tiens à souligner que ces questions ne sont pas rhétoriques mais très concrètes. Il ne suffit pas d’écarter le problème d’un revers de main, comme vous le faites, pour le supprimer.
Il est cependant hautement probable que MSF oubliera opportunément ses engagements solennels le jour où les fonds manqueront pour une opération de grande ampleur, suite à une catastrophe naturelle par exemple. Je prends ici le pari que ce jour arrivera avant que les « conditions » fixées par MSF ne voient le jour. Ces inconsistances moralisatrices nous affaiblissent, elles sont un écran à la compréhension du monde dans lequel nous agissons.
Depuis le début de la « crise des migrants », MSF dirige l’intégralité de ses critiques contre l’UE. L’urgence du sauvetage justifiait sans doute ce regard eurocentrique, même si l’opération Mare Nostrum avait été auparavant la plus grande opération de sauvetage humanitaire dans l’histoire… et la plus discrète. Mais ces migrants/réfugiés ne tombaient pas du ciel, et la politique d’endiguement de l’UE ne datait pas de ce moment (cf notamment les accords avec la Libye et le Maroc). Pourtant, nous ne refusions pas les fonds européens : est-ce à dire que nous étions alors complices des ces « politiques anti-humanitaires » ? Si la réponse est oui, il faut le dire, parce que cela veut dire que nous endossons la politique de nos donateurs, ce qui serait nouveau. Si la réponse est négative, alors il faut expliquer pourquoi nous n’étions pas impliqués hier et nous le sommes devenus aujourd’hui. Pour cela, il ne suffit pas de dire que « nous sommes témoins, en première ligne, de la souffrance engendrée par les politiques européennes », car nous sommes tout aussi témoins des causes politiques qui ont amené ces personnes à fuir et vous n’avez pas prononcé un mot ce sujet, à l’exception de la Syrie, tardivement et non sans tensions. Au passage, ce double standard n’est pas isolé : refuser de participer au WHS et aller parler de principes humanitaires au Conseil de sécurité n’est pas moins contradictoire. (Il me semble évident que nous n’avons aucun rôle à jouer dans ces théâtres où la pièce est déjà écrite et que nous avons bien d’autres lieux pour nous exprimer.)
Etant une organisation humanitaire européenne par nos origines comme par notre structuration, il est sain que nous prenions position sur des questions d’ordre humanitaire en Europe. Mais la décision qui en a résulté, pour le dire avec le sourire, est borgne et unijambiste. Borgne parce qu’elle ne voit qu’une moitié du problème, et unijambiste parce que son argumentaire ne tient pas debout. J’ajoute que mon sourire est en réalité plutôt crispé, car je suis consterné depuis quelque temps par la suite de prises de position qui se résument en rappels à l’ordre adressés tantôt aux ONG, tantôt à l’ONU, tantôt aux Etats (occidentaux) par une organisation qui s’auto-attribue de fait une suprématie morale sur le reste du monde. Je ne me sens pas du tout représenté par ce discours, j’espère que c’est le cas chez de nombreux MSF et qu’ils le feront savoir.