Robe rouge et noire, taille élancée légèrement courbée sur son pupitre, l’avocat général brasse large avant d’enserrer les deux accusés qui lui font face. « L’année 1994, en France, énumère-t-il, c’était la condamnation à perpétuité de Paul Touvier, l’accident d’Ayrton Senna, François Mitterrand et la reine d’Angleterre inaugurant le tunnel sous la Manche, Mandela élu président … et 1994 restera un excellent cru pour le Bordeaux et le Champagne. » Dans la mémoire collective, dit-il, le génocide rwandais n’apparaît qu’en grossissant la focale. Cependant, le 22 mai 1996, une loi entérine la compétence universelle en France pour les événements du Rwanda, « pour que ces crimes ne se reproduisent pas ».
Procès pour l’histoire
Ce deuxième procès du génocide rwandais, qui vient après celui de Pascal Simbikangwa il y a deux ans, « est un procès pour l’histoire, c’est un procès pour l’humanité et pour l’humanité toute entière », martèle Philippe Courroye. Deux jours avant le verdict, qui sera rendu mercredi 6 juillet, il rappelle l’enjeu à une cour et à des jurés visiblement fatigués : « Vous allez juger deux personnes accusées d’avoir commis les crimes les plus graves qui existent sur la base d’éléments du dossier, de ces deux mois de débat et de votre intime conviction. » Une intime conviction d’autant plus importante, convient-il, que dans ce procès « il n’y a pas de preuve scientifique, pas d’expertises, pas d’ADN. » Uniquement des témoignages.
L’avocat général a acquis plusieurs convictions au fil du procès. La première est qu’« au Rwanda, à Kabarondo, on a tué des Tutsis parce qu’ils étaient Tutsis. C’était une solution finale. » Où l’on retrouve ce qu’il décrit comme le « triptyque du génocide » : un Etat central fort, une guerre et une idéologie. Avec, au bout de l’architecture administrative rwandaise, le bourgmestre ( équivalent du maire en France) qui est, selon l’ancienne chercheuse d’Human Rights Watch Alison Desforges, « le personnage central de la vie quotidienne ». Les accusés sont des notables, « membres de l’appareil d’Etat ». Contrairement aux témoins, pour la plupart agriculteurs.
Le filandreux et le granitique
Petits rouages utiles, obéissants. « Octavien Ngenzi, il est de ces hommes qui si une autorité lui demande l’heure, il lui répondra ‘l’heure qu’il vous plaira’ », décrit Courroye qui leur taille le portrait : « Autant Ngenzi est filandreux, autant Tito Barahira s’est montré granitique, dépourvu d’antipathie. Ngenzi est du côté du manche. Barahira est attentiste, mais activiste de la première heure. » Le premier a été vu un peu partout, avant, pendant et après les massacres. Le dernier a été vu surtout à une réunion incendiaire, sur un terrain de foot de son quartier de Cyinzovu, puis au milieu d’assaillants, armé d’une machette et d’une lance. Le premier se défend en disant qu’il a tenté de sauver des Tutsis, qu’il a été débordé, ou en se présentant plus maladroitement comme « un juste ». Le second a eu selon le procureur une défense « pitoyable » : « Durant ces jours où le pays et la commune sont à feu et à sang, Barahira va à sa bananeraie, s’occupe de son épouse qui vient d’avoir un enfant, relève ses loyers. » Mais pour Courroye, pas de doute : « Ces deux hommes-là étaient les précieux auxiliaires d’un génocide qu’ils ont servi et certainement pas subi. »
L’attaque de l’église de Kabarondo, le 13 avril, a été le point d’orgue du procès. Selon un témoin direct, l’abbé Oreste Incimatata, « au moins 2.000 » personnes ont été assassinés durant cette longue journée. Les réfugiés résistent 8 à 9 heures avant que la maison du Seigneur ne cède sous les armes lourdes. Les survivants sont finis à la machette, au gourdin, à la main. Avant le massacre, Ngenzi a conduit des gens à l’église. « Est-ce que c’était pour les massacrer ? s’interroge l’avocat général. Si je vous disais que c’est établi, je mentirais. En revanche, là où j’ai une certitude, c’est qu’il n’a donné aucune instruction pour empêcher les tueries, pour aider et nourrir les réfugiés. » Le bourgmestre avait demandé, deux jours avant l’attaque, selon l’abbé, que cessent les rondes de sécurité autour de l’église.
« Des hommes au service des hommes »
Ce jour-là, « Barahira, c’est l’homme tranquille de Cyinzovu, qui suit les conseils de Voltaire de cultiver son jardin, ironise l’avocat général. Ngenzi lui nous explique qu’il arrive sur le coup de 17 heures, dépose des blessés à l’hôpital et rétablit le courant qui a été coupé. » Pourtant des témoins indiquent leur présence durant la tuerie. « Le jardinier et l’électricien », ironise encore Courroye, à qui la scène évoque une publicité d’Electricité de France : « Des hommes au service des hommes ». Trois jours vont passer avant que Ngenzi ne donne l’ordre d’enterrer les morts. Dans une fosse. Pour le procureur, le réel mobile était que le FPR étant proche, il fallait « dissimuler les traces ». Et si Barahira était selon lui un partisan de la première heure, Ngenzi aurait, entre le 11 et le 13 avril, basculé « du côté obscur de la force ». Ayant choisi son camp, ponctue Courroye, « la mort est devenue son métier ».
Son adjoint au parquet général, Ludovic Hervelin-Serre poursuit sur les épisodes survenus ensuite. La chasse aux Tutsis continue dans la commune. Au centre de Santé puis à l’IGA – un Institut de formation où se trouvent des réfugiés. Puis la traque s’étend aux domiciles des couples mixtes, Hutu-Tutsi. Ngenzi était présent sur ces différents lieux, selon plusieurs témoins. Une victime d’une perquisition à son domicile, Osée Karekezi, a ajouté qu’« il se comportait comme s’il dirigeait les choses ». Certains se cachent au domicile du bourgmestre. « Mais aucun Tutsi ne sera sauvé, tranche le procureur, et le fait qu’eux se cachent chez lui ne veut pas dire qu’il les cache. La différence est subtile mais importante. »
L’arme au poing et les yeux rouges
Durant toute cette période, Ngenzi est décrit l’arme au poing – « un pistolet ou un petit fusil » –, les yeux rouges et donnant l’impression d’être en colère. « C’est un homme fatigué, admet le procureur Hervelin-Serre, mais qui n’est absolument pas contraint. Ngenzi est toujours dans ce rôle de l’autorité qui supervise. Il s’agit clairement d’aller jusqu’au bout de la logique de traquer tous les Tutsis où qu’ils se trouvent. » Ce que Ngenzi fait dans la commune après le massacre de l’église et jusqu’à sa fuite, « n’est rien d’autre qu’une mise à exécution d’un message proclamé sur un terrain de football à Cyinzovu [par Barahira]. » On ne peut pas imaginer pire que ce qui s’est passé à Kabarondo, conclut le procureur général adjoint. « Ce que l’on a atteint à Kabarondo, c’est la source d’une réflexion troublante. C’est qu’il n’est pas nécessaire d’être le pire des hommes pour accomplir le pire des crimes. »
Courroye reprend la parole pour conclure le réquisitoire. « Évidemment, on ne demande pas à Ngenzi d’être un héros. Mais il n’a rien entrepris pour empêcher les massacres dans sa commune. Et il a fait preuve d’un activisme coupable. Il est co-auteur parce qu’il est corps présent et corps actif des massacres. Il est à la fois le meneur et le participant actif. » À l’adresse de l’accusé : « Oui, Octavien Ngenzi, le pouvoir ne protège pas, il expose, il oblige. Il oblige à faire ce que l’on doit. » À l’échelle nationale, les deux bourgmestres étaient, ajoute-t-il, « les exécutants zélés d’un plan ».
Citant successivement la passion selon Saint-Jean de Bach, la dernière lettre d’Antoine de Saint-Exupéry, La Nuit de Elie Wiesel et Primo Lévi, le procureur général exhorte finalement la cour et les jurés de dire « qu’il existe une justice universelle ». « Ngenzi et Barahira ont voulu assassiner toute une ethnie. Votre verdict proclamera qu’il existe en chacun des hommes une petite citadelle qui s’appelle la conscience. Votre verdict va faire œuvre de mémoire. Parce que cela fut et parce que cela ne doit plus être, vous condamnerez Octavien Ngenzi et Tito Barahira à la perpétuité. »
Mardi 5 juillet, la parole est donnée à la défense et le verdict est attendu mercredi.