"Je ne connais rien à ce pays", la détresse des migrants expulsés vers Haïti

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Treize heures, sous un soleil de plomb, le grand bus jaune du service d'immigration dominicaine s'arrête face à la barrière qui matérialise la frontière: 35 personnes en descendent, expulsées vers Haïti sans rien d'autre que les vêtements qu'elles portent sur elles.

Chemise, pantalon sombre et souliers en cuir, Jules Mismac n'a que sa bible en main.

Le matin du 26 octobre, alors qu'il parlait avec son pasteur, "les gens de l'immigration sont passés et ils m'ont pris", raconte calmement ce haïtien de 41 ans, qui vivait en République dominicaine depuis 2011. "Le pasteur a voulu me donner de l'argent mais ils ont refusé et m'ont emporté", direction la frontière avec Haïti.

Sous la surveillance des militaires dominicains et des policiers haïtiens, il prend place aux côtés des autres expulsés dans les petits bus placés à quelques mètres seulement de la frontière.

Le convoi ne va parcourir qu'un petit kilomètre sur la piste qui longe le lac Azuéi. Pour ces expulsés, la première étape de leur vie en Haïti sera le bureau de l'immigration.

La scène est devenue courante depuis qu'un processus de régularisation des étrangers, décidé dans le cadre d'une nouvelle politique migratoire, est arrivée à échéance en juin.

Face au tollé provoqué par une décision de la Haute cour de justice, qui retirait la nationalité dominicaine aux citoyens d'origine étrangère nés après 1929, le gouvernement dominicain a commencé à régulariser la situation de ceux nés sur son sol.

A Malpasse, dans l'étroit bureau, les agents de l'administration haïtienne remplissent les formulaire d'entrée sur le territoire national, en remettant à chaque expulsé un billet de l'organisation internationale des migrations prouvant qu'ils ont bien été enregistrés.

En marge de cette procédure, la Croix-Rouge et des associations haïtiennes de soutien aux rapatriés s'activent à collecter des informations sur chaque personne.

"Où avez-vous été arrêté? Depuis quand viviez-vous en République dominicaine?". Les employés des ONG compilent les réponses dans les grilles des documents élaborés par l'agence des Nations unies pour les réfugiés (UNCHR).

- 'Où allez-vous?' -

"Où allez-vous aller en Haïti?" Arrêtés sans avoir eu le temps de prévenir leurs proches et sans argent, rares sont les expulsés qui peuvent répondre à cette question.

Cette détresse est quotidienne, constatent les personnes travaillant à Malpasse, l'un des quatre postes frontière entre Haïti et la République dominicaine.

"Ils arrivent par dizaines sans rien dans les poches (...) Certains ne sont mêmes pas haïtiens", témoigne une fonctionnaire de l'immigration haïtienne qui n'est pas officiellement autorisée à commenter la situation.

Luc Blanco est l'une de ces personnes victimes des arrestations arbitraires des militaires dominicains.

"Je ne connais rien à ce pays, je ne sais pas ce qu'il y a après ce virage", explique le jeune homme de 23 ans en pointant du doigt la piste. "Je ne sais pas où ils vont m'amener et ce qu'ils vont faire avec moi", s'inquiète-t-il.

Dans un créole hésitant mêlé à de l'espagnol, il raconte, lui aussi, comment les officiers l'ont embarqué sans ménagement. "Ils m'ont arrêté devant chez moi. Je leur ai dit que je voulais aller prendre des affaires dans ma maison, mais ils ne m'ont pas donné le temps".

Luc est né à El Seibo au nord-est de Saint-Domingue dans un batey, un bidonville où s'entassent les coupeurs de canne à sucre. Son tort: n'avoir jamais été enregistré auprès de l'état civil dominicain.

"Ma mère est morte quand j'étais petit et je n'ai jamais connu mon père", explique-t-il. "Je vivais avec mon frère et ma soeur. Eux ont des papiers mais c'est parce qu'ils sont nés d'un autre père".

L'actuelle crise migratoire n'est qu'un nouveau chapitre de l'histoire conflictuelle entre Haïti et la République dominicaine, mais c'en est trop pour les organisations de la société civile haïtienne.

"Beaucoup laissent derrière eux leurs enfants, leurs conjoints. Je considère ça comme un crime contre l'humanité", accuse Pierre Garot Néré, coordonnateur du collectif des organisations pour la défense des droits des migrants et des rapatriés (Coddemir). "Ces gens sont illégaux mais ils sont avant tous des êtres humains".

S'il enrage contre le racisme et la xénophobie lancinante au sein de la société dominicaine, Pierre Garot Néré fustige l'inaction de la communauté internationale: "c'est inacceptable de regarder ce crime contre l'humanité et ne rien faire".