Le projet de loi sur la réconciliation économique et financière, présenté par le Président tunisien Beji Caied Essebsi le 14 juillet 2015, pour « pacifier le climat des affaires et rendre la confiance aux investisseurs », vient d’être inscrit en priorité à la Commission de la législation générale au parlement pour examen et adoption. Il avait pourtant, il y a une année, provoqué l’ire de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et suscité un tollé au sein de la société civile. Celle-ci monte à nouveau au créneau pour dénoncer avec force un texte qui, selon elle, consacre l’impunité pour les crimes économiques.
Le texte, structuré en douze articles, prévoit l’arrêt des poursuites, des procès ou de l’exécution des peines contre des fonctionnaires publics et assimilés ayant commis des malversations financières et des détournements de deniers publics. Ceux-ci pourront se contenter de déclarer les avantages acquis et ainsi obtenir l’arrêt de toute action publique contre eux par décision de la Commission de conciliation que la loi prévoit. Le projet de loi octroie par ailleurs l’amnistie aux personnes qui ont commis des infractions de change. Ces hommes d’affaires proches du premier cercle de l’ex Président Ben Ali pourront bénéficier ainsi d’exonérations diverses relatives notamment aux infractions fiscales.
Les bénéficiaires de cette loi échapperont donc au devoir de redevabilité et d’obligation de rendre compte. Le projet de loi n’octroie aucune indépendance, ni aucun pouvoir d’enquête à la Commission ad hoc, qui se réduit à une structure dominée par le pouvoir exécutif et dont les travaux restent confidentiels. L’article 12 de l’initiative présidentielle abroge toutes les dispositions relatives à la corruption et à la spoliation des deniers publics contenus dans la loi organique de décembre 2013, qui encadre le travail de l’Instance Vérité et Dignité.
Nouvelle levée de boucliers de la société civile
Comme il fallait s’y attendre, c’est, encore une fois, une levée de boucliers des organisations de la société civile qui se relaient pour crier avec force leur opposition au projet présidentiel.
Ouvrant la marche le 1er juin, quatorze organisations nationales et internationales signent une longue tribune contre le projet de loi. Au nombre des signataires, figurent le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux, le Syndicat National des Journalistes Tunisiens, l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, l’Association de Défense des Libertés Individuelles, l’Association de Défense des Droits de l’Homme, le Labo’ Démocratique, Avocats Sans Frontières, l’Organisation Mondiale contre la Torture, le Réseau Euro-Méditerranéen des Droits Humains…
«…ce projet de loi constitue une rupture totale avec les lois et instances mises en place depuis la Révolution. Il signe également le retour et le pardon des personnes dont les agissements ont provoqué ce grand mouvement de changement social et politique déclenché en 2011 », alertent les auteurs de la tribune. Ils poursuivent : « La mise en œuvre d’un tel projet donnerait donc un avantage aux hommes d’affaires ayant profité du système de corruption pour s’enrichir, face à ceux qui disposent de ressources acquises de façon légale ». « Mais, au-delà d’un manque certain de sérieux et de discernement, le risque majeur de faire de ce projet de loi une priorité nationale en période de crise économique et sociale profonde, est celui de lancer un message de désespoir aux citoyens. Ce projet de loi présente un paradoxe invraisemblable : pour lutter contre les inégalités et l’injustice sociale, le gouvernement se penche vers ceux qui les ont provoqués pour y remédier », insistent les signataires de la tribune.
Respect aux martyrs de la Révolution
Le 4 juin, un groupe d’ONG spécialisées dans la justice transitionnelle émettent, après discussion, un communiqué alertant l’opinion publique nationale et internationale sur le contenu du projet. Plusieurs représentants d’instances internationales étaient présents au débat, dont le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), le Haut- Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme, le Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ), Human Rights Watch (HRW) et Amnesty international.
Dans un communiqué publié le 30 juin, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), l’un des Prix Nobel de la Paix 2015, donne aussi de la voix. Elle estime que ce projet de loi est incapable de résoudre les problèmes socio-économiques auxquels est confronté le pays et appelle la commission de législation générale à le retirer carrément par respect aux « martyrs » et blessés de la Révolution.
D’autres organisations et mouvements de jeunes, comme Manich Msamah (Je ne pardonnerai pas) continuent au quotidien à exprimer un avis défavorable à un projet destiné, selon eux, à consacrer « l’impunité ».
Pour toutes les organisations de la société civile qui s’opposent au projet de loi en question, les Tunisiens ont aujourd’hui une grande soif de justice, de vérité et de rupture avec un passé où corruption et violations des droits de l’homme étaient intimement imbriquées. En témoigne d’ailleurs une adhésion en force au processus de justice transitionnelle matérialisée par plus de 65 000 dossiers d’atteintes aux droits de l’homme déposés à l’Instance Vérité et Dignité jusqu'à la date- butoir d’inscription des victimes, le 15 juin dernier.
Avis de la Commission de Venise
Le projet de loi avait été également critiqué par la Commission de Venise. Dans un avis intérimaire émis le 27 octobre 2015, à la demande de l’Instance Vérité et Dignité, cet organe consultatif du Conseil de l’Europe composé d'experts indépendants en droit constitutionnel, a relevé l’inconstitutionnalité de l‘initiative législative du président Beji Caied Essebsi et son insuffisance de garanties pour atteindre les objectifs de la justice transitionnelle, dont l’établissement de la vérité et la réforme des institutions.