Comment d’ores et déjà documenter la guerre en Syrie, alors que les morts continuent de s’ajouter aux morts ? Comment raconter le conflit de Bosnie et de Tchétchénie des années 1990 ? Sous l’impulsion du festival WARM, des journalistes, des activistes et des archivistes se sont réunis à Sarajevo le 29 juin pour témoigner de leur travail de mémoire et des défis spécifiques qu’ils rencontrent.
Lorsque la guerre en ex-Yougoslavie a commencé en 1991, Suada Kapic a aussitôt pensé à documenter le conflit qui venait d’éclater dans son pays, sans se douter que sa ville, Sarajevo, connaîtrait bientôt le plus long siège de l’histoire : 3 ans et 8 mois d’encerclement et de bombardements qui feront 11.000 morts dans la seule capitale de Bosnie-Herzégovine. Suada Kapic et ses amis fondèrent une unique collection de documents disponibles sur internet, FAMA, pour raconter à quiconque – étudiants, chercheurs, le public intéressé - l’histoire des guerres l’ex-Yougoslavie et du siège de Sarajevo dont ils furent victimes. Un travail remarquable accessible en quelques clics.
Mais Suada et ses amis activistes constatent aujourd’hui que la réalité virtuelle ne suffit pas, y compris pour les jeunes de l’ex-Yougoslavie. La manière de raconter la guerre de Bosnie pour un adolescent de 16 ans né à Sarajevo dix ans après le conflit est radicalement différente qu’au début des années 2000, où les mémoires étaient encore fraîches. D’autant qu’après la fin du conflit, les traces de la guerre se sont progressivement effacées dans la capitale bosniaque. Presque rien ne rappelle le siège et la violence des affrontements, si ce n’est le minuscule tunnel qui permettait de briser l’encerclement des forces bosno-serbes et que l’on peut visiter. Et les manuels d’histoire offrent des narratifs radicalement différents selon qu’ils sont serbe, croate ou bosnien. D’où la détermination de Suada Kapic, et d’Adnan Pavlovic de l’Association WARM - lequel a récolté 300 heures de film sur le siège -, de créer un musée indépendant à Sarajevo. Ce qui relève d’un véritable défi devant le peu d’intérêt des autorités face à un projet à forte charge politique et symbolique qu’elles ne contrôleraient pas.
Cécile Hennion travaille sur le projet de l’association WARM d’archiver la guerre en cours en Syrie et elle est confrontée à un défi que Suada et Adnan n’ont jamais rencontré dans les années 1990 : elle croule sous la masse de documents. Là où Suada et Adnan ont passé des heures à trouver des bouts de pellicule, à convaincre des personnes à prêter leurs photos pour les digitaliser, ou à restaurer de précieuses images des guerres de l’ex-Yougoslavie, en trente ans, les technologies ont radicalement transformé et démocratisé l’archivage : pour filmer, le téléphone cellulaire a remplacé la caméra, Youtube a remplacé la télévision comme diffuseur, Skype a remplacé le téléphone et les prix des logiciels d’archivage ont chuté. A la difficulté de trouver des images a succédé le trop plein avec le défi aujourd’hui encore plus crucial que jamais de vérifier les sources, car, ainsi que souligne Cécile Hennion, tout le monde filme désormais : les combattants, les activistes des droits de l’homme, les journalistes...
Un formidable travail réalisé
Autre difficulté : contrairement aux idées reçues, beaucoup de matériels mis en ligne disparaissent. Deux millions de vidéos sur le conflit syrien auraient déjà été enlevées d’Internet. Autre obstacle, celui-là, d’ordre géopolitique : comment parler d’un conflit en cours qui se joue des frontières: faut-il parler d’archives du « conflit syrien » alors que la Syrie risque d’éclater et que la frontière avec l’Irak, sous l’impact de Daech, tend à s’effacer ?
L’archiviste Zsusanna Zadori a elle, été sollicitée pour constituer les archives des deux guerres de Tchétchénie, celle de 1994-1996 et celle de 1999-2000. Depuis un mois, www.chechenarchive.org a été mis en ligne. En tout, 500 vidéos et 1270 séquences ont été soigneusement répertoriés, identifiant précisément 745 victimes d’exactions par les forces russes et leurs alliés locaux, étayées par des preuves et des témoignages. Ces vidéos ont été constituées par une poignée de journalistes et d’activistes, avec pour objectif de documenter les crimes de guerre commis contre les populations tchétchènes pour qu’un tribunal international puisse s’en saisir un jour. Ces archives sont entreposées physiquement dans la capitale suisse, à Berne, pour éviter tout risque de destruction par des « parties intéressées ». Zsusanna Zadori ne se berce cependant pas d’illusion sur les chances qu’une Cour internationale se saisisse un jour de ces archives: « Vu le poids politique de la Russie, c’est difficile à imaginer des poursuites pénales contre les auteurs de ces crimes, mais au moins, la mémoire de ces crimes existent désormais dans une base de données disponible pour les médias et pour toutes les personnes intéressées ». La base de données est divisée en deux parties, l’une confidentielle, afin que les témoins ne soient mis en danger de mort si leur identité devait être connue, et une partie publique à destination du public.
Que cela soit les archives des guerres tchétchènes des années 1990 ou celles des guerres de l’ex-Yougoslavie, un formidable travail d’information, de documentation et de pédagogie a été réalisé. Reste à savoir dans quelle mesure ce travail de mémoire portera ces fruits pour les nouvelles générations et les vacciner contre les horreurs de la guerre.