La loi de "réconciliation économique" proposée accorderait l'amnistie aux fonctionnaires et autres employés de l'Etat pour des actes liés à la corruption financière et aux détournements des fonds publics. La loi saboterait le mécanisme de justice transitionnelle alliant vérité sur les faits, restitution et souplesse judiciaire déjà instauré en Tunisie pour combattre la délinquance économique, a déclaré Human Rights Watch.
Le gouvernement tunisien a adopté l’avant-projet de loi sur la « Réconciliation dans les secteurs économique et financier » le 14 juillet 2015, et l’a soumis au parlement. Les protestations du public ont arrêté sur le moment le débat parlementaire sur la loi mais la commission de législation générale du parlement a ouvert le débat sur la loi le 29 juin 2016. Le président du parlement a demandé aux membres d’adopter la loi en assemblée plénière avant le début des vacances parlementaires fixées au 25 juillet.
« Tout comme l’impunité signale aux auteurs de violations des droits humains qu’ils peuvent poursuivre leurs abus, l’exonération des crimes économiques conduira à une intensification de la corruption », a affirmé Amna Guellali, directrice du bureau tunisien de Human Rights Watch.
En Tunisie comme ailleurs, corruption et violations des droits humains vont de pair. Selon le rapport de la Commission nationale de 2012 chargée d’enquêter sur la corruption et le détournement de fonds publics, la famille et les proches de Ben Ali ont détourné à leur profit fonds et terrains publics en instrumentalisant les institutions de l’Etat comme les banques publiques, le système judiciaire et la police pour s’octroyer un maximum d’avantages et punir ceux qui résistaient à leurs initiatives dans le secteur des affaires.
En cas d’adoption, la loi mettrait fin aux poursuites et procès en cours et empêcherait des actions ultérieures contre des fonctionnaires et autres représentants de l’état pour corruption financière et détournements de fonds publics de quiconque n’aurait pas bénéficié d’un gain personnel. La loi annulerait les peines ou arrêterait les poursuites engagées contre des hommes d’affaires ou des représentants gouvernementaux ayant bénéficié personnellement d’actes de corruption financière ou de détournements. Elle les autoriserait au contraire à négocier un accord de « réconciliation » avec une commission gérée par l’état pour rembourser au trésor public les montants spoliés.
Le président Beji Caid Essebsi a proposé cette loi pour la première fois pendant son discours de célébration de l’indépendance le 20 mars 2015. Il a déclaré que son adoption « améliorerait le climat de l’investissement » et augmenterait la restitution d’argent par les chefs d’entreprises corrompus, argent qui servirait à des projets de développement du pays.
Ces mesures pourraient faire peser des risques sur le processus de justice transitionnelle entamé en 2013 avec la promulgation de la loi organique sur l’établissement et l’organisation du système de justice transitionnelle, a déclaré Human Rights Watch. La loi prévoit une méthode globale pour remédier aux atteintes aux droits humains commises dans le passé. La loi a créé l’instance Vérité et Dignité (IVD) chargée de faire la lumière sur les atteintes aux droits humains commises entre 1955 et 2013.
La loi permet à l’instance de servir de médiatrice dans des affaires relatives à la corruption et aux crimes économiques à la demande d’une personne accusée, du gouvernement ou d’une personne lésée par la corruption. Lorsqu’elle a accepté une affaire, l’instance peut intervenir auprès du pouvoir judiciaire pour suspendre les poursuites pénales liées à l’affaire et mener une enquête.
L’instance dresse alors un accord d’arbitrage entre la personne responsable de corruption et le gouvernement ou les victimes. L’accord comprend une reconnaissance écrite et une excuse de la personne responsable et précise les versements de réparation à effectuer au gouvernement ou aux victimes (ou les deux). Les déclarations de l’auteur des méfaits et les preuves recueillies par la commission doivent être rendues publiques pour aider l’instance à identifier les institutions et les réseaux qui ont permis à la corruption de se développer.
L’accord final met fin aux poursuites intentées dans l’affaire mais ces dernières peuvent reprendre si l’on découvre que la personne responsable des actes de corruption en question a délibérément dissimulé la vérité ou l’ampleur des gains illégaux.
Tout comme l’impunité signale aux auteurs de violations des droits humains qu’ils peuvent poursuivre leurs abus, l’exonération des crimes économiques conduira à une intensification de la corruption.
La commission a déclaré qu’au 1er juillet 2016, elle avait reçu 685 demandes de réconciliation du gouvernement en tant que victime de détournement de fonds publics et 1 800 autres demandes de particuliers.
Si l’instance Vérité et Dignité et celle de réconciliation économique comportent toutes les deux une part d’amnistie pour les délits économiques en échange de restitution de fonds spoliés, elles sont néanmoins très différentes.
À la différence de ce qui se produit dans le mécanisme de médiation fondé sur la vérité prévu par la loi de justice transitionnelle, la loi de réconciliation économique proposée garantirait le secret des informations obtenues des contrevenants qui entrent dans le processus de réconciliation et celui des décisions de l’instance.
Ce secret entraverait la réforme des institutions et le démantèlement du système qui a permis à la corruption de proliférer. En outre, la loi prévoit qu’aucune personne ou aucune instance ne pourra utiliser l’information obtenue « dans le cadre de cette loi à d’autres fins ou dans une autre situation ». Cet article pourrait effectivement empêcher l’Instance vérité et dignité de remplir sa mission consistant à évaluer l’ampleur des crimes économiques commis sous le régime déchu.
Le degré d’autonomie constitue une autre différence entre les deux mécanismes. La commission de réconciliation serait un corps administratif nommé par le pouvoir exécutif qui ne disposerait pas de l’autonomie administrative et financière dont jouit l’instance vérité et dignité. Il ne serait pas accordé d’immunité fonctionnelle à ses membres pour leur travail, ce qui les rendrait plus vulnérables à la pression et aux représailles politiques.
La loi proposée, en accordant une amnistie générale aux fonctionnaires, entraverait aussi la capacité du gouvernement d’établir un mécanisme de contrôle au sein de l’administration publique afin d’évaluer l’intégrité et l’aptitude des représentants du gouvernement et des fonctionnaires à exercer leurs fonctions compte tenu de leur participation antérieure à la corruption. Le contrôle qui vise à exclure les fonctionnaires qui se sont rendu complices d’abus graves, est considéré essentiel à la justice transitionnelle pour que le public retrouve confiance dans les institutions publiques et pour protéger les droits humains.
Il ressort des recherches menées par Human Rights Watch dans divers pays que la corruption occasionne ou accentue souvent les violations des droits humains. La résolution 23/9 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies stipule que toutes les formes de corruption peuvent avoir un impact négatif sur la jouissance de tous les droits humains. Une étude effectuée par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a révélé que « la corruption met en danger l’obligation d’un état en matière de droits humains de faire le meilleur usage possible des ressources disponibles en vue de la réalisation progressive des droits reconnus dans l’Article 2 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels. »
La Convention de l’ONU contre la corruption entrée en vigueur en 2005 exige des États d’empêcher et de criminaliser la corruption et de prendre des mesures pour recouvrir les fonds détournés.
« Le projet de loi permettrait aux personnes les plus impliquées dans la prédation économique sous l’ancien régime de reprendre leur position de force avec impunité, ce qui est la dernière chose dont un pays a besoin s’il veut combattre le fléau de la corruption et rétablir la confiance dans les institutions de l’Etat », a ajouté Amna Guellali.
Publié par Human Rights Watch