« Il n’y a jamais eu de royaume sans frontières. Le Burundi a fréquemment lutté contre diverses invasions provenant de royaumes environnants ».
Au terme de deux guerres civiles particulièrement sanglantes et dramatiques, en 1994 pour le Rwanda et 2005 pour le Burundi, on assiste à l’inversion des dominations politico-ethniques qui s’étaient instaurées à l’indépendance. Au Rwanda, 55 ans après la Révolution de 1959 qui avait renversé la monarchie tutsi et installé au pouvoir des élites hutu, la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) dirigée par les réfugiés tutsi installés en Ouganda s’empare du pouvoir à Kigali. Au Burundi, après 40 ans de « régime militaire tutsi » des élections pluripartites libres donnent le pouvoir au Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), le plus important mouvement pro-hutu de la rébellion armée.
Deux personnalités radicalement opposées sont au pouvoir depuis lors.
Paul Kagame, précédemment chef des services de renseignements de la National Resistance Army ougandaise, est devenu le seul maître du pays après avoir mis à l’écart ou éliminé tous ses compagnons de lutte des années 1990. Il commande une armée parmi les mieux entraînées du continent et a imposé le Rwanda comme un interlocuteur obligé de ses grands voisins (Ouganda, RDC, Tanzanie,...).
Pierre Nkurunziza, un civil combattant qui n’a jamais figuré dans le cercle restreint des « généraux » qui ont conduit la guerre de libération au Burundi. Un homme en retrait au sein de l’appareil politique du CNDD-FDD qui a joué un rôle déterminant pendant la guerre civile pour contenir et réguler les rivalités et ambitions rivales des chefs militaires. Il a alors su faire de sa propre position de faiblesse au sein du CNDD-FDD un atout en sollicitant alternativement et concurremment les divers prétendants au leadership. Il a procédé de même en matière de négociations avec les Forces armées burundaises. Là aussi en position de faiblesse, il a imposé et conservé son ascendant sans s’exposer personnellement en modifiant sans cesse la composition des délégations officielles ou informelles envoyées négocier avec l’adversaire. Une rotation qui déroutait la partie adverse et lui interdisait de personnaliser les rapports. En 2005, aucun candidat n’étant en mesure de s’imposer au sein du commandement militaire, P. Nkurunziza a été mis en avant comme candidat par défaut aux élections à la présidence de la République. Il était bien perçu par la population pour sa proximité et sa simplicité, de même son profil « civil » rassurait les dirigeants des pays voisins et des puissances étrangères impliqués dans la région.
Des relations dissymétriques
Les relations étaient alors au beau fixe avec le Rwanda : le FPR ne souhaitait pas la victoire du président Pierre Buyoya et des Forces armées burundaises (FAB) qui avaient refusé de le soutenir pendant la guerre, il avait participé au financement de la campagne électorale du CNDD-FDD et les concertations entre « généraux » des deux pays sur les questions sécuritaires régionales (Forces démocratiques de libération du Rwanda- FDLR, Interahamwe et opposants respectifs) étaient régulières. De même, les investissements privés rwandais au Burundi vont connaître une très forte croissance.
Pour le Rwanda, la cohabitation avec un Burundi « démocratique » à majorité CNDD-FDD politiquement, militairement et économiquement faible lui convenait car :
- les autres composantes de la guérilla pro-hutu étaient marginalisées et notamment les Forces nationales de libération d’Agathon Rwasa, perçues comme une tendance ethniste sectaire ;
- la nouvelle armée « intégrée » maintenait un strict équilibre entre les ex-FAB majoritairement tutsi et les combattants des ex-rébellions hutu ; enfin,
- la dépendance économique d’un pays appauvri par dix années de guerre et mal géré confortait la polarisation des échanges régionaux au profit du Rwanda et laissait le champ libre aux capitaux et hommes d’affaires étrangers.
En octobre 2013, l’écrasement du M23, le groupe armé pro-rwandais qui occupait une position dominante à l’est du Congo, par les contingents sud-africains et tanzaniens de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la République du Congo (MONUSCO) va bouleverser profondément les rapports entre les deux pays. Recadré à l’intérieur de ses frontières, le Rwanda accuse alors le Burundi de servir de pays d’accueil des FDLR et autres forces « génocidaires » dont la présence au Congo justifiait jusque-là l’intervention rwandaise.
Cette accusation s’impose dans les débats politiques burundais et suscite de vives tensions à l’origine du durcissement et de la répression politique envers les partis d’opposition. Le MSD d’Alexis Sinduhije et la Radio publique africaine (RPA) qui bénéficiaient de forts soutiens au Rwanda en sont la principale cible. À partir d’août 2014, l’affaire des corps flottants arrivant sur le lac Rweru va envenimer durablement les relations.
S’ouvre alors le cycle très chargé des élections présidentielles au Burundi, en Tanzanie, en Ouganda, au Rwanda, en RDC, … Le Burundi vient en tête alors qu’il est confronté comme plusieurs de ses voisins à la limite constitutionnelle du nombre des mandats des présidents. La gestion désastreuse de la crise engendrée par la décision de P. Nkurunziza de se présenter pour un 3ème mandat va dans un premier temps conforter la prise de distance des autorités rwandaises vis-à-vis d’un régime qui se discréditait lui-même et dont les divers opposants étaient ouvertement accueillis au Rwanda.
Il en alla différemment lorsque la tentative du haut-commandement burundais de destituer le président sortant échoua et qu’il devint clair que le président sortant irait jusqu’au bout de son projet quel qu’en soit le coût. Le Rwanda qui servait de base de repli aux « putschistes » commit alors une double erreur d’analyse - partagée par nombre de chancelleries occidentales - en considérant que la crise burundaise pouvait être circonscrite à de seules ambitions personnelles et en surestimant les capacités opérationnelles des opposants.
Ainsi, après l'assassinat du général Adolphe Nshimirimana le 2 août 2015, l'échec de l'assassinat du chef d'état-major de l'armée, le général Prime Niyongabo, le 11 septembre suivant marquait la fin des opérations commandos ciblant les hauts dignitaires du régime. De même, l'attaque spectaculaire mais sans portée de camps militaires le 11 décembre démontrait certes la perméabilité des dispositifs de défense des forces armées, mais illustrait surtout l'inanité d'opérations à l'impact incertain ne relevant d'aucune stratégie coordonnée. Face à la mobilisation impressionnante et brutale des forces de sécurité et des jeunesses du parti au pouvoir, le reflux durable du mouvement de résistance, la difficile coordination des forces et la démoralisation des opposants de l'intérieur et de l'extérieur, tout laisse penser que le rapport de force a indéniablement basculé en faveur des autorités.
Depuis lors, la plupart des attaques et agressions illustrent la banalisation de formes de violences délibérées ou tolérées propres à un contexte d’impunité sélective ou relèvent d'actes de haine ou de vengeance quasi suicidaires de la part de jeunes traqués comme « terroristes ».
De nombreuses informations ont récemment confirmé que la politique de soutien actif et direct des autorités rwandaises aux « résistants » a été affectée par une profonde déception face aux divisions et au laxisme organisationnel qui règnent parmi les divers groupes de civils et de militaires réfugiés au Rwanda. Ainsi, outre les pressions internationales, l’absence de leadership clair, de direction politique et de discipline semblent avoir dissuadé les dirigeants rwandais de poursuivre leur politique ouvertement interventionniste pour privilégier une stratégie d'isolement et d'affaiblissement du pays voisin. Une politique qui n’exclue pas l’appui et l’entraînement de combattants burundais accompagnés de fermes recommandations en matière d’organisation.
L’alignement sur les « standards rwandais »
L'ordre règne donc pour l'essentiel à Bujumbura et dans le pays. En moins d'un an, les résultats de la politique de renforcement des capacités de l'appareil répressif burundais en matière de renseignement, d'encadrement, de communication, de « professionnalisation » de ses méthodes d’intervention sont incontestables. Il s'agissait là, explicitement, pour les chefs du Service national de renseignement et de la Police de se hisser dans les plus brefs délais au niveau des « standards rwandais » et d'assurer sur tout le territoire la symbiose des services de renseignement, des forces de police et des forces miliciennes locales.
Mais la « politique de rattrapage » vis-à-vis du voisin rwandais en matière d'État autoritaire ne s'est pas arrêtée là. L'ajustement prévaut aussi sur le plan de l'abolition des libertés publiques et du contrôle des institutions avec la fermeture de la quasi totalité des médias indépendants, la dissolution des principales organisations de la société civile, la proscription des activités des partis d'opposition et le dédoublement de leurs instances par des directions suscitées par le parti unique de facto au pouvoir, la soumission de la justice, l’encadrement de proximité et la surveillance permanente des citoyens sur tout le territoire national. Des avancées telles que des cadres du parti CNDD-FDD estiment que la « République burundaise en cours de refondation » est devenue plus stable et durable que le « modèle rwandais » en raison de la « légitimité démocratique » de sa représentation populaire, le peuple hutu. « Les régimes militaires ont duré trente ans, nous ferons mieux ». Il ne s'agit pas là d'une prophétie auto-annoncée, mais d'une volonté déterminée.
Alors que le président Kagame peut désormais se maintenir au pouvoir au moins jusqu’en 2034, il n’est pas concevable pour le CNDD-FDD au pouvoir au Burundi de relâcher son emprise sur le pays et que, plus que son voisin, il tolère l’expression d’une opposition intérieure dénoncée par anticipation comme supportée par le Rwanda. La compétition entre les deux régimes autoritaires est devenue une donnée durable du contexte régional. Elle justifie les politiques sécuritaires et reporte sine die l’expression des forces démocratiques.
Si l’on ajoute à cela le renouvellement du mandat du président Yoweri Museveni en février 2016 (après 30 ans au pouvoir) et celui du président Denis Sassou Ngesso en mars 2016 (après 32 ans au pouvoir), l’argument avancé par le président Joseph Kabila qui ne veut pas se retrouver le seul chef d’État de la région à ne pas être reconduit dans ses fonctions alors qu’il ne règne que depuis 15 ans prend tout son sens. Un argument qui éclaire l’usage du concept de démocratie, toujours largement utilisé par l’ensemble les dirigeants politiques de la région (et au-delà) pour la consommation internationale et nationale et l’inanité des missions d’observation des élections organisées par les pays occidentaux.
L’impuissance internationale face aux crises de « déficit démocratique »
Depuis les années 1990, la région des Grands lacs africains a été affectée par de nombreuses crises de grande ampleur et l’entretien des forces d’intervention et de paix internationales déployées sur place représente depuis lors un des plus importants budgets du système onusien. Tous les types de conflits violents y ont été recensés : agressions et ingérences extérieures, mouvements sécessionnistes, conflits politico-ethniques, exacerbation des conflits ethno-identitaires, pillage des richesses naturelles, guerres civiles, génocide, États défaillants, etc. Au terme de longs et laborieux processus de négociations accompagnés par des cohortes de médiateurs, facilitateurs, négociateurs et autres envoyés spéciaux, ils ont pour la plupart abouti à des issues militaires, politiques ou sociales.
Aujourd’hui cependant, les crises politiques nationales qui se juxtaposent en raison de la concomitance des scrutins électoraux chargés d’entériner la reconduction des chefs d’État et partis d’une demi-douzaine de pays ne relèvent d’aucun de ces scénarios de sortie de crises. Les troubles ou déstabilisations engendrés renouent certes à des degrés divers avec les facteurs de tension à l’origine des conflits passés mais découlent pour l’essentiel des modes de gouvernance propres aux régimes autoritaires en place: pouvoir personnel, monopole de facto de la représentation, refus de l’alternance, fiction de l’État de droit, hypertrophie de l’appareil répressif, restrictions des libertés collectives et individuelles, etc.
Il s’agit là de crises inédites de « déficit démocratique » propres à des régimes déjà ancrés dans la durée et habitués à gérer et maîtriser les contestations qui entâchent régulièrement l’expression « démocratique » des citoyens lors des rites électoraux organisés depuis leur accession au pouvoir. Ils bénéficient tous pour autant de larges soutiens extérieurs fondés sur la conviction, le réalisme ou la nécessité. Plus encore, au regard de leurs antécédents, plusieurs chefs d’État jouissent d’une large tolérance internationale si ce n’est d’une impunité consacrée.
Dans cette optique, le passage en force des autorités burundaises pour reconduire l’équipe dirigeante sortante, réformer la constitution et asseoir durablement l’emprise du CNDD-FDD, parti unique de facto ne faisait qu’aligner le Burundi sur des standards politiques communs à la plupart des pays de la région. Rétrospectivement, ce sont les exceptions démocratiques héritées des accords d’Arusha (« armée intégrée » à parité ethnique, médias indépendants, élections pluralistes) qui détonnaient. De même, le désaveu affiché de ses pairs envers le président Nkurunziza ne visait pas tant la brutalité des méthodes auxquelles il a recouru que l’impréparation et le manque de professionnalisme dont il a fait preuve face à ses détracteurs et le risque de contagion que ces défaillances représentait. La répression et la normalisation brutale mises en oeuvre ont démontré très vite une ferme détermination à annihiler toute résistance tout comme dans les « démocraties » les plus autoritaires. De même, en faisant passer sans transition les adversaires du 3ème mandat du statut de protestataires et de manifestants à celui d’insurgés puis de terroristes, le régime fermait d’emblée la porte à toute forme de pourparlers ou de « dialogue » puisqu’il est internationalement reconnu qu’on ne débat pas avec des « terroristes ».
Depuis lors, le refus obstiné des autorités burundaises vis-à-vis de toute ouverture politique n’exprime rien d’autre que l’exigence de bénéficier de la communauté internationale d’un niveau de « compréhension » similaire à celui des autres pays de la région. Toute autre approche imposée relève à ses yeux de l’ingérence ou de tentatives d’intimidation ou d’agression.
C’est pourquoi elles se félicitent d’avoir donné une leçon de fermeté et d’indépendance nationale aux pays qui exercent des pressions politiques sur le pays. Un message fort adressé au continent africain au nom du « panafricanisme » par un petit pays qui se décrit comme victime d’un complot international.
Ce constat d’impuissance avérée de l’« Internationale des pacificateurs » n’est pas factuel, il pose la double question du statut des cadres et valeurs démocratiques et de la lutte contre l’impunité. Deux domaines où les divisions et l’opportunisme caractérisent toujours les stratégies d’intervention internationales.
Restaurer l’espoir des populations, promouvoir les aspirations démocratiques et faire prévaloir la paix et la sécurité est en premier lieu une question de crédibilité collective et de solidarité.
Cet article est publié conjointement par JusticeInfo.net et The Conversation