Dismas Kitenge Senga, enseignant-chercheur à l'Université de Kisangani, en République démocratique du Congo (RDC), est vice-président de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) qui n'a cessé depuis plusieurs mois d'alerter le monde sur la détérioration de la situation au Burundi. Dans une interview avec JusticeInfo.Net, l'universitaire et militant des droits de l'homme de longue date lance un appel à la communauté internationale pour "une action d'urgence et coordonnée" pour éviter le pire dans ce petit pays africain qui semble glisser vers l'abîme.
JusticeInfo : Quel est votre diagnostic de la situation aujourd'hui au Burundi ?
Dismas Kitenge Senga : Le Burundi connaît aujourd'hui une situation sécuritaire et politique alarmante. Sur le plan sécuritaire, des actes de violence d'une extrême gravité sont constatés presque quotidiennement. Les cas d'exécutions sommaires et extra-judiciaires, d'actes de torture, y compris contre les personnes détenues, ou encore les attaques contre les défenseurs des droits humains et leurs familles sont particulièrement inquiétants, d'autant que les responsables de ces exactions jouissent d'une impunité totale. Sur le plan politique, la rupture du dialogue entre les autorités de Bujumbura et les partis de l'opposition ne préfigure en rien une amélioration de la situation. Les discours incendiaires proférés par les représentants des autorités, de même que les mandats d'arrêt lancés contre les opposants politiques, journalistes et défenseurs ne sont pas de nature à favoriser l'entame de discussions de sortie de crise. La priorité est donc aujourd'hui à la fois sécuritaire et politique. Il faut immédiatement mettre un terme aux actes de violences, et instaurer un état de droit au Burundi et impulser un dialogue politique effectif et inclusif, qui permette notamment aux défenseurs des droits humains et aux journalistes de faire entendre leurs voix.
JusticeInfo : Est-il encore vraiment possible d'éviter l'embrasement du pays au moment où en sont les choses ? Si oui, qui peut aider à éviter le pire ?
D.K.S : Oui, il est encore possible d'éviter un embrasement de la situation au Burundi et de prévenir l'irréparable. Mais la gravité de la situation requiert une action d'urgence et coordonnée de la communauté internationale. Les condamnations des exactions et des incitations à la violence sont importantes mais il importe désormais de passer aux actes : il faut activer les sanctions, les enquêtes et favoriser la reprise du dialogue politique avec ceux qui s'y engagent de bonne foi.
Ceux qui prônent ou commettent des actes de violence doivent faire l'objet de sanctions ciblées. L'Union africaine a entamé un processus permettant de dresser une liste de personnes qui pourraient faire l'objet de gels de leurs avoirs et d'interdictions de voyager. Ces mesures doivent être prises dans les meilleurs délais pour contribuer à affaiblir les instigateurs de la violence. L'Union européenne a lancé un processus de consultation. Il doit permettre d'aboutir à une suspension de l'aide octroyée au gouvernement tant qu'il continuera à enfreindre ses obligations en matière de protection et de respect des droits humains.
JusticeInfo : Et sur le plan judiciaire ?
D.K.S : Des enquêtes indépendantes sur les crimes commis, permettant d'établir les responsabilités et d'entamer des poursuites pénales devant des juridictions compétentes, indépendantes et impartiales doivent également aboutir. À cet égard, les déclarations de la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) vont dans le bon sens. Ceux qui incitent ou commettent eux- mêmes des actes de violences à grande échelle doivent comprendre qu'ils s'exposent à des poursuites devant la CPI. De même, nous saluons une fois de plus la décision du Conseil de Paix et de Sécurité de l'Union africaine d'ouvrir une enquête sur les violations des droits humains commises au Burundi et d'augmenter le nombre de ses observateurs des droits humains sur place. Cette enquête, qui sera menée par la Commission africaine des droits de l'Homme et des Peuples, doit être déployée sans plus tarder et permettre de faire la lumière sur les exactions commises sur l'ensemble du territoire y compris en amont des élections, période lors de laquelle la FIDH et la Ligue (burundaise) ITEKA avaient pu documenter plusieurs cas d'exactions à caractère politique.
Il faut par ailleurs impulser un dialogue politique entre les autorités et les partis politiques de l'opposition permettant d'établir une feuille de route de sortie de crise. L'Union africaine et les Nations Unies doivent opérer un leadership sur ce point.
JusticeInfo: Quelles pourraient être les conséquences pour la région si rien n'est fait à temps ?
D.K.S : Une violence généralisée au Burundi aurait de lourdes conséquences pour une région d'ores et déjà fragile. Du Soudan du Sud, en passant par la République centrafricaine ou la République démocratique du Congo (RDC), des crimes commis à grande échelle ont contribué à déstabiliser la région. Aujourd'hui, plus de 200,000 Burundais sont réfugiés au Rwanda, en Tanzanie ou en RDC et ce chiffre pourrait s'accroître tant que les garanties sécuritaires au Burundi feront défaut. Encore une fois, la communauté internationale doit prendre la mesure de ces enjeux.
JusticeInfo: Avez-vous le sentiment que l'Afrique ait tiré des leçons du génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda, si vous regardez ce qui se passe au Burundi, en Centrafrique… ?
D.K.S : Alors que ces dernières années ont été marquées, sur le continent africain, par un processus de démocratisation et de développement de cadres normatifs, notamment en matière de protection des droits humains, nous faisons face aujourd'hui à d'importants déficits de gouvernance qui sont pour l'essentiel à l'origine de plusieurs poches d'instabilité voire d'éruptions de violence. C'est ce qui est à l'œuvre aujourd'hui au Burundi, où les autorités ont fait fi des revendications émanant des mouvements citoyens. Que les demandes légitimes d'alternance politique se voient opposer la répression, la violence, l'incitation à la haine ou la commission de crimes est hautement condamnable et rappelle avec horreur les sombres heures de l'histoire africaine. Mais je dirais que l'Afrique a tiré les leçons des crimes de masse commis par le passé. L'Afrique juge ses bourreaux – regardez Hissène Habré au Sénégal ou la perspective de la mise en place d'une Cour pénale spéciale en RCA. Il me semble plutôt que ce sont les responsables politiques burundais, qui utilisent depuis plusieurs semaines le référent ethnique à des fins politiques, qui n'ont pas pris la mesure de ces évolutions. Ils n'ont pas compris que les revendications d'alternance formulées par les Burundais émanaient d'un peuple las d'une croissance économique en stagnation et inégalement répartie, d'un manque d'accès à l'éducation, à l'emploi, aux services de base et que ces demandes n'étaient l'apanage ni des seuls Tutsis ou des seuls Hutus. Ils n'ont pas non plus compris qu'agiter opportunément le spectre ethnique pouvait les exposer à des poursuites pénales. Alors que d'autres élections à hauts risques sont prévues prochainement – en RDC, en Ouganda – les dirigeants africains doivent comprendre et écouter les attentes des populations. Les tentatives surannées de diviser quand on éprouve du mal à régner semblent aujourd'hui dérisoires face à la pugnacité des populations africaines.