Pendant près de soixante ans, le gouvernement colombien a lutté pour réprimer le conflit armé interne qui a fait des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés et rendu la plupart des zones rurales ingouvernables. En juin 2015, sous la houlette du président Juan Manuel Santos, le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont levé un obstacle majeur aux pourparlers de paix entamés quelque trois ans auparavant.
Le 4 juin 2015, les deux parties ont annoncé qu'elles s'étaient entendues sur la création d'une commission de la vérité impartiale, indépendante et de caractère extrajudiciaire qui serait chargée de déterminer les causes et les conséquences d'un conflit vieux de presque soixante ans. Cet agrément a amené les deux parties à conclure un accord sur les droits des victimes, une question qui avait entravé les négociations de paix durant un an et demi. En plus de préciser que les rebelles FARC seront jugés par des tribunaux spéciaux et condamnés à des peines de “restriction effective de liberté”; la première disposition de l'accord prévoit la création d'une Commission pour l'éclaircissement de la vérité, la coexistence et la non répétition. Si les accords de paix étaient appliqués, l'instauration d'une Commission de la vérité en Colombie serait inévitable. Les donateurs étrangers, y compris l'Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), se sont d'ailleurs engagés à verser des millions de dollars pour la création d'une telle Commission ainsi que d'autres instruments de justice dite transitionnelle.
Des demandes pour une Commission de la vérité
Les demandes pour une Commission de la vérité soulèvent d'importantes questions que les observateurs concernés, notamment ceux qui sont en faveur du processus de paix, risquent d'esquiver pour éviter de faire le choix difficile de se prononcer en faveur d'un accord négocié ou d'une solution militaire face à l'insurrection qui perdure. Les opposants à la politique du président Santos condamnent l'accord, estimant que les sanctions qu'il prévoit à l'encontre des rebelles ne sont pas adéquates et ont lancé un appel à la désobéissance civile en signe de protestation contre les accords de paix. Un exemple qui montre à quel point les négociations se sont politisées. Parallèllement, il convient de s'interroger sur l'utilité d'une Commission de la vérité pour éviter de faire naître de faux espoirs qui provoqueraient de nouveaux désenchantements quant à l'intérêt d'un accord négocié. Parmi les questions qui se posent, figurent les suivantes :
1) Que peut apporter une Commission de la vérité à un pays en proie à un conflit vieux de presque 60 ans dans lequel guérilleros, paramilitaires, militaires, narcotrafiquants, sociétés et gouvernements étrangers ont commis des actes de violence ?
2) Que peut apporter une Commission de la vérité aux millions de victimes qui ont subi de graves violations des droits de l'homme, y compris la mort, la disparition, le déplacement, la torture, le viol, et le déni permanent de leurs droits politiques, sociaux et économiques ? L'accord sur la création d'une Commission de la vérité découle du Cadre juridique pour la paix de 2012 issu d'un amendement constitutionnel pour permettre au gouvernement d'instituer des “instruments de justice transitionnelle” dans les négociations de paix. Ce Cadre a fourni une base juridique au gouvernement pour négocier une Commission de la vérité. Outre le fait qu'il permet au gouvernement de juger les accusés de manière sélective (à moins qu'ils ne soient accusés de crimes internationaux), le Cadre a imposé la création d'une Commission de la vérité. Les responsables politiques qui ont élaboré la loi pensaient qu'une Commission de la vérité serait une solution de rechange intéressante aux procédures pénales, satisfaisant à la fois les FARC (préoccupés par le risque de subir des peines de prison après la démobilisation) et les victimes et leurs droits à obtenir vérité, justice et réparation. D'une certaine manière, le gouvernement avait vu juste en considérant qu'une Commission de la vérité séduirait les rebelles FARC. Toutefois, l'intérêt manifesté par ces derniers est davantage motivé par leur volonté d'éviter toute responsabilité pénale et leur désir de voir leur version des événements, qui rejette la responsabilité de la violence sur le gouvernement, retenue comme version officielle. En mai 2015, le porte-parole des FARC a indiqué qu'une Commission de la vérité devait ouvrir les archives nationales et mettre en oeuvre un mécanisme “extrajudiciaire de recherche, de clarification et de sanction.” Les Farc estimaient que leurs crimes étaient de nature politique et que les rebelles ne devaient pas être emprisonnés pour les actes qu'ils avaient commis. Par ailleurs, ils ont insisté pour qu'une Commission ouvre une enquête sur le rôle de la Colombie et du gouvernement américain dans la fomentation de la violence.
Un récit cohérent
L'expérience de la Colombie face aux commissions d'enquête laisse penser qu'une Commission de la vérité aura du mal à obtenir un récit cohérent des violences perpétrées. Depuis 2015, douze enquêtes nationales et trois enquêtes locales ont été ouvertes pour déterminer les causes et les conséquences de la violence en Colombie. En 2014, le gouvernement et les représentants des FARC ont accepté l'ouverture d'une enquête préliminaire sur les causes et les conséquences de la violence. L'organe chargé de cette enquête s'est appelé ''Commission historique sur le conflit et ses victimes '' (HCCV). La HCCV a été créée en août 2014 sur la base d'un accord passé entre les FARC et le gouvernement colombien. La Commission était constituée de douze enquêteurs et deux rédacteurs renommés et choisis par les FARC et le gouvernement. En février 2015, la Commission a publié un recueil volumineux dans lequel chaque participant a donné son point de vue sur les causes et conséquences de la violence. Etant donné la complexité du sujet, les historiens ont rédigé des versions très différentes les unes des autres dont une qui explique le développement de la Colombie en tant qu'Etat-nation et une autre qui démontre qu'il est faux d'imaginer que l'on peut déterminer le commencement et la fin des conflits en cours dans le pays.
Tandis que les partisans d'une Commission de la vérité discutent de l'intérêt de définir les causes et les conséquences de la violence et de donner aux victimes l'occasion de raconter leur histoire, les Colombiens ont des avis contradictoires sur l'utilité d'une autre initiative qui poursuivrait les mêmes objectifs. Dans le cadre d'une étude approfondie menée par l'Université des Andes, politologues et chercheurs ont interrogé des Colombiens à travers le pays sur le bien fondé d'une Commission de la vérité. Il est intéressant de noter que la majorité des personnes interrogées ignoraient que des travaux avaient été réalisés par le Centre de la mémoire historique. Par ailleurs, moins de la moitié des personnes interrogées ont jugé qu'il était nécessaire de faire oeuvre de mémoire (“hacer memoria”) pour reconnaître et respecter les victimes; et un quart d'entre elles ont déclaré que cette démarche n'aiderait pas la société à aller de l'avant.
Les causes du conflit
Un des problèmes les plus délicats qui se posera à une future Commission de la vérité sera de définir les nombreuses causes du conflit en cours. A cela, s'ajoutera un problème faussement mineur : celui de déterminer comment dater le conflit. Une question lourde de conséquences politiques. La HCCV a commencé à analyser le conflit en 1958, l'année où les FARC ont pris les armes. Cette date laisse entendre que la violence a commencé lorsque les FARC ont pris les armes, or il s'avère que la précédente décennie a été la plus violente dans l'histoire de la Colombie. En effet, près de 200 000 personnes sont mortes entre 1948 et 1958, contre 220 000 entre 1958 et 2013. Au cours de la guerre civile, connue sous le nom de ''La Violencia'', qui a opposé libéraux et conservateurs, militaires et paramilitaires ont été les principaux responsables des actes de violence. Le gouvernement s'est montré réticent à préciser le rôle qu'il a joué dans la violence, une attitude qui a d'importantes répercussions sur les victimes. La loi sur la réparation des victimes de 2011, par exemple, ne prévoit d'indemnisation qu'aux personnes ayant subi des préjudices après 1985 et exclue les victimes qui ont souffert de crimes en relation avec le conflit avant cette date.
La question qui consiste à déterminer la date du début de l'enquête est épineuse. Il s'agit d'un des nombreux problèmes que les futurs membres de la Commission devront examiner lors de leur mandat. Le conflit colombien réunit de nombreux acteurs. Tous voudront voir leur version des événements retenue comme version officielle mais certains exercent un pouvoir politique plus grand que d'autres. Cela est perceptible dans les travaux menés par le Groupe de mémoire historique créé en 2005 dans le cadre de la Commission nationale de réparation et réconciliation qui s'inscrit dans le processus de paix avec les groupes paramilitaires. Après l'adoption du Cadre juridique pour la paix, le Groupe est devenu le Centre de la mémoire historique. Dans cette phase de transition, l'organe chargé de l'enquête est passé de groupe d'universitaires indépendant à organe officiel du gouvernement. Si le groupe s'est concentré sur les cas emblématiques de violence et a tenté de sensibiliser le public aux récits des victimes, les paramilitaires et militaires ont, quant à eux, demandé que leur version des événements soit entendue et reconnue. L'armée a réclamé la création d'un musée pour faire connaître les actes de violence dont elle a été victime. Un exemple parmi tant d'autres qui témoigne du fait que chacun veut pouvoir modeler le récit officiel de la violence.
Les narcotrafiquants
Quelques autres problèmes auxquels une future Commission de la vérité devra faire face ont trait aux sociétés nationales et internationales, aux narcotrafiquants et au rôle joué par les Etats-Unis dans la poursuite de la violence à travers sa prétendue guerre contre la drogue. Il est à noter que les victimes du trafic de stupéfiants en particulier n'ont pas été prises en compte dans les négociations de paix et les mesures en faveur des victimes. Même si ces victimes ont terriblement souffert, le gouvernement craint qu'en les reconnaissant, il ne soit contraint d'assimiler les narcotrafiquants à des auteurs de violences et donc de leur octroyer le même type d'avantages que ceux dont bénéficient les membres de la guérilla et les paramilitaires.
Autre question liée à l'existence d'une Commission de la vérité : celle du rôle qu'elle devra jouer dans les poursuites qui seront engagées. Plusieurs parties espèrent qu'une Commission de la vérité permettra de déterminer qui est ''le plus responsable'' des actes de violence. Même si la Commission ne se prononcera que sur la responsabilité collective, les opposants aux pourparlers de paix insistent sur le fait que les auteurs de crimes devraient être incarcérés. Avec l'accord prévoyant des tribunaux spéciaux pour condamner les FARC à une peine de “restriction effective de liberté,” on peut se demander si tous les coupables seront pénalement sanctionnés. Si tel n'est pas le cas, il faudra s'interroger sur la réponse qui sera apportée à la question de savoir qui est “le plus responsable”. Les négociations de paix s'étant fortement politisées, la question de la sanction pénale risque de continuer à opposer les partisans d'un règlement négocié avec les FARC à ceux d'une solution militaire.
En résumé, compte tenu de la fragilité du processus de paix, les débats sur une Commission de la vérité, tout comme ceux sur l'incarcération des FARC, risquent de fragmenter davantage le pays plutôt que de l'unifier. Il est légitime que les victimes réclament vérité, justice et réparation mais pour répondre à leurs attentes, il faut bien plus que les interventions discrètes mandatées par le Cadre juridique pour la paix. Les différents acteurs qui prennent part au processus de paix s'entendront sans doute sur la nécessité de créer une Commission de la vérité. Toutefois, s'accorder sur le principe d'une Commission de la vérité ne revient pas au même que de s'accorder sur une véritable entité. Les intellectuels ne doivent pas craindre de souligner les problèmes auxquels une Commission de la vérité devra faire face, tout en saluant les remarquables exploits accomplis par le gouvernement et les FARC en vue du rétablissement de la paix dans le pays.