La grogne des femmes juristes du premier pays du « Printemps arabe » a commencé les jours suivant l’avènement de la révolution du 14 janvier 2011. Leurs slogans se sont alors déployés dans la rue pour demander un affranchissement des lois qui régissent le Code du statut personnel du diktat de la religion. Depuis quelques mois, elles revendiquent à coups de déclarations la transposition dans le Code du statut personnel, qui organise les relations dans la famille, des normes d’égalité, de dignité, de droits humains et de justice sociale adoptées dans la nouvelle constitution de janvier 2014.
Ces valeurs, estiment-elles, sont absentes d’un texte publié en 1956 et qui malgré sa dimension avant-gardiste -abolition de la polygamie et de la répudiation et institution du mariage civil et du droit au divorce pour les femme- continue néanmoins à ancrer plusieurs discriminations envers la moitié entière de la société. Le 13 août dernier, à l’occasion du 60ème anniversaire du CSP - érigé en fête nationale de la femme et de la famille par Habib Bourguiba, le premier Président de la République et également le « père du Code du statut personnel », des voix de femmes se sont multipliées pour demander la révision de ce Code.
« Si Bourguiba a introduit, en imposant le CSP à une Tunisie profondément patriarcale, une régulation par le haut, la régulation est en train de se faire aujourd’hui par le bas. Par les femmes elles-mêmes, qui ne se retrouvent plus dans plusieurs articles d’un texte rédigé il y a plus d’un demi-siècle », soutient la juriste Fatma Ellafi.
« Non, je ne me reconnais pas dans le CSP »
La veille des célébrations de l’anniversaire du Code par les organisations féminines et par les autorités officielles, un article rédigé par Salwa Hamrouni, Professeur de droit public, créé le buzz sur la planète des réseaux sociaux. Son titre, « Non, je ne fête pas le 13 août » jette un pavé dans la mare et s’avance comme un parti pris, comme une devise contre la tendance quasi générale dans les médias locaux à l’encensement du CSP à l’occasion de la fête de la femme.
« Je ne fête pas le 13 août car je ne me reconnais pas dans le Code du statut personnel. Je ne me reconnais pas dans une disposition juridique qui me considère comme la moitié d'une personne (article 93 comme exemple du Code). Je ne me reconnais pas dans une disposition juridique qui voit en moi non pas une valeur mais un prix (la dot : articles 12 et 13). Je ne me reconnais pas dans une disposition juridique, qui dans mes rapports avec mon mari, me renvoie aux usages et à la coutume. Je ne me reconnais pas dans une disposition juridique qui méconnait toute notre réalité sociale, toutes classes confondues, en considérant le mari comme le chef de famille. Je ne me reconnais pas dans une disposition juridique qui prévoit que mon mari me doit des aliments, oui oui des aliments, après la consommation du mariage (article 38) », s’insurge Salwa Hamrouni.
En vérité l’ambivalence de ce texte, selon la militante des droits de l’homme et enseignante de droit Jinan Limam, réside dans le fait qu’ « il reste toujours ancré dans la charia, maintenant ainsi le statu quo quant à la prévalence des normes patriarcales au sein de la famille. Ces normes deviennent aujourd’hui archaïques devant la levée récente des réserves de l’Etat tunisien à propos de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la publication de la nouvelle loi fondamentale».
Attention au concept de la feuille blanche
Rédigée par l’Assemblée constituante à l’issue des premières élections libres d’octobre 2011, la nouvelle Constitution garantit l’égalité totale entre les deux sexes devant la loi en matière de droits, de citoyenneté et de libertés et parle même du concept de la parité dans les conseils élus. Elle charge l'Etat de l'obligation de garantir l'égalité des chances entre les deux sexes quant à l’accès à toutes sortes de responsabilités et de prendre toutes les mesures pour mettre fin à la violence subie par les femmes.
Fatma Ellafi évoque la valeur de la dignité qui traverse la Constitution. Elle s’interroge : « Le mari est toujours tenu de payer une somme aussi bénigne soit-elle avant la consommation de ses noces. De quelle dignité des femmes parle-t-on lorsque la dot devient la condition de la validité d’un mariage ? Je me rappelle bien du sentiment de honte qui m’a couverte lorsque j’ai reçu ma dot en public, je me suis vite précipitée pour la dépenser ».
Mais l’inégalité successorale, basée sur la prévalence des hommes et la règle du double à leur profit, une inégalité selon laquelle les femmes ne reçoivent qu’une moitié des parts de l’héritage de leurs parents représente probablement ce qui révolte le plus les femmes juristes. La militante féministe et Professeure en droit public Sana Ben Achour, qui préside l’association Beity (Ma maison) considère cette discrimination comme : « une vaste entreprise d’exclusion des femmes et des filles du capital matériel et symbolique des parents en les précipitant, génération après génération, dans la pauvreté, la précarité économique et la vulnérabilité sociale », écrit-elle dans un communiqué paru le mois de mai dernier au moment où une polémique partageait le pays autour d’une initiative législative présentée par un député indépendant au sujet de l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage. Le débat public qu’a entrainé ce projet de loi ressuscite encore une fois des notions en dispute depuis les bouleversements politiques de janvier 2011, celles de la modernité, de l’identité, de la laïcité et des libertés dans une société de culture arabo-islamique vivant dans une ambiance de transition démocratique. Ce débat a abouti à la veille du 13 août sur la question de la réécriture ou pas du Code du statut personnel. Mais les avis divergent à ce sujet entre celles qui demandent à faire table rase de ce texte en le remplaçant par un nouveau Code civil et celles appelant à reformuler les articles les plus litigieux à la lumière des valeurs universelles des droits humains.
« Même si le débat sur la réappropriation des lois par les citoyens est toujours salutaire, il me semble périlleux, compte tenu du contexte politique tunisien où les régressions sont toujours possibles, de partir d’une feuille blanche pour réécrire d’un bout à l’autre le Code du statut personnel », avertit Jinan Limam.