La justice ne doit pas seulement être faite, mais elle doit être vue en train d’être faite. Ce dicton anglais n’a jamais eu une aussi grande pertinence qu’avec le développement de la justice pénale internationale. Quelle valeur d’exemplarité peut bien avoir un procès pour l’histoire, si les victimes et les communautés les premières concernées ne sont pas véritablement informées ? C’est pourtant ce qui vient de se passer avec les Chambres africaines extraordinaires, où faute d’argent, la campagne de sensibilisation du procès s’est désormais arrêtée avant même que soit prononcé le jugement de l’ex-dictateur tchadien, Hissène Habré.
Lundi, Clément Abaïfouta a témoigné au procès d’Hissène Habré. Alors étudiant, il avait connu les sinistres prisons du dictateur tchadien, aujourd’hui poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, accusé de la mort de 40.000 de ses concitoyens entre 1982 et 1990. Durant ses années de détention, Clément Abaïfouta avait été utilisé comme fossoyeur. Il avait été aussi le témoin d’innombrables viols et tortures commis par la police politique dont le seul acronyme, la « DDS » faisait frissonner de peur. C’était l’objet de son témoignage devant les Chambres africaines extraordinaires à Dakar, lui dont les souvenirs de cette époque maudite continuent de le hanter. S’exprimant à quelques mètres du dictateur déchu, au sortir de sa déposition du matin, il fait part de ses émotions à justiceinfo.net : « Durant mon témoignage, j’ai regardé Hissène Habré droit dans les yeux. J’étais à la fois ému d’être là, mais j’ai aussi senti en moi monter la colère contre cet homme qui a causé tant de souffrances à tellement de gens ».
Rarement la couverture d'un procès n'a été aussi cruciale
Mais pour tous ceux – et ils sont la grande majorité au Tchad – qui n’ont pas la télévision, le témoignage de Clément Abaïfouta ne leur parviendra pas. Depuis le 19 octobre dernier, la campagne de sensibilisation s’est arrêtée. Pourtant, rarement, couverture d’un procès d’un ex-chef d’Etat n’a été aussi cruciale : le Tchad, où se trouve les rescapés et les familles des victimes se trouve à plus de 4000 kilomètres du tribunal de Dakar. Près de 80% de la population tchadienne est analphabète. Ce n’est pas le site informatique des Chambres africaines extraordinaires qui les aidera à s’informer dans un pays où internet est, de surcroît, réservé à une infime minorité. La campagne de sensibilisation avait permis à des journalistes tchadiens de couvrir le procès à Dakar ainsi que de diffuser des programmes sur les radios communautaires très écoutées. Hors de la capitale N’Djamena, des projections publiques avec des extraits du procès avaient été organisées dans plusieurs villes et en plusieurs langues. Reed Brody, de Human Rights Watch, qui depuis quinze ans, a participé à la traque d’Hissène Habré, souligne : « C’est triste. La campagne de sensibilisation arrivait à toucher des populations marginalisées, loin des centres urbains et qui avaient été victimes d’Hissène Habré ».
Alors, comment comprendre que la campagne de sensibilisation du procès s’est arrêtée depuis le 19 octobre dernier ? La réponse est bureaucratiquement simple : le procès s’est prolongé au-delà de la durée initialement prévue. Le budget de 8.5 millions d’euros avait été calibré par les principaux bailleurs (le Tchad, l’Union européenne et l’Union africaine) pour la période initialement prévue, dont 10% réservé à la communication. Les bailleurs de fond feront-ils un effort supplémentaire pour que ce premier procès organisé sous les auspices de l’Union africaine soit couvert jusqu’au bout au Tchad ? Pour que résonne au-delà du Sénégal, ce procès où pour la première fois, un ex-dictateur a dû répondre de ses crimes en terre africaine, mais dans un pays autre que celui où il a commis ses forfaits?