Justice transitionnelle : "l’impunité est la condition de toute survie politique" en RCA

Justice transitionnelle : ©Photo ONU
Investiture du président Touadera le 30 mars 2016
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Le juriste français Didier Niewiadowski, ancien conseiller à l'ambassade de France à Bangui (2008-2012) exhortait le nouveau président centrafricain Faustin Archange Touadéra à mettre en place rapidement un processus de justice transitionnelle, dans un entretien avec JusticeInfo.Net en juin dernier. Aujourd’hui,  la désillusion est grande chez cet ancien diplomate qui n’y va pas par quatre chemins : pour lui, il est désormais clair que le nouvel exécutif centrafricain a mis aux oubliettes la justice transitionnelle comme en témoignent d’une part, la libre circulation des chefs de guerre criminels de l’ex – Séléka* qui continuent les exactions sur la population et d’autre part, la liberté sous contrôle judiciaire dont bénéficie l’ex-ministre de la Défense, Jean-Francis Bozizé **, fils de l’ex-président.

JusticeInfo: Que pensez-vous de la liberté sous contrôle judiciaire accordée à Jean-Francis Bozizé au moment où les Centrafricains demandent que justice soit rendue?

DN : La liberté sous contrôle judiciaire est une plaisanterie qui ne fait pas rire les Centrafricains. Un mandat d’arrêt n’a –t-il pas été émis par le procureur de la République centrafricain, le 14 mai 2014, pour des chefs d’accusation d’une très grande gravité. De même, il faut aussi rappeler que ces les seigneurs de  guerre de l’ex - Séléka se pavanent en toute liberté alors que les mandats d’arrêt existent également car ils ont martyrisé d’innombrables Centrafricains. N’oublions pas que près d’un million de réfugiés et de déplacés Centrafricains vivent sous la tente en plein dénuement.

Le nouveau gouvernement est-il plutôt timoré quant à l'enclenchement du processus de justice transitionnelle?

DN : Le président Faustin-Archange Touadera et le Premier ministre Mathieu Simplice Sarandji ne sont pas sensibles aux bienfaits de la Justice transitionnelle. Seuls comptent les éventuels financements pour les séminaires et autres actions de sensibilisation la concernant. En RCA, tout le monde est peu ou prou, impliqué dans des détournements, des falsifications, de la corruption etc...L'impunité est la condition de toute survie politique car tôt ou tard on serait rattrapé. Comme d'habitude, seul le menu fretin sera livré à la justice. De même, aucune personnalité politique de la Transition ne sera inquiétée. Ne parlons pas de la  période de la présidence Bozizé  car de nombreux caciques de ce régime autocratique et corrompu sont de nouveau au pouvoir. 

Quelles pourraient alors être les conséquences pour le président Touadera lui-même et pour la Centrafrique ?

DN : Alors qu'il était Premier ministre de Bozizé (2008-2013), Touadera a été sous la forte influence de Sylvain Ndoutingai, ministre d'Etat et neveu du Président, et évidemment du clan Bozizé. Touadera est un homme qui a le sens de l'intérêt général, modeste, peu intéressé par l'argent. C'est avant tout un universitaire, un peu perdu dans ce monde d'affairistes qu'est la Centrafrique. Les Centrafricains l'ont élu en connaissance de cause. Malheureusement, il est mal conseillé et ses nominations pour son cabinet et son gouvernement sont peu compatibles avec son slogan" la rupture avec le passé." Les Centrafricains sont déçus et ont l'impression d'avoir été roulés dans la farine. On refait du Bozizé sans Bozizé. Cela peut se terminer comme pour l'ancien président.

Il est prévu en novembre une Table ronde des bailleurs de fonds de la Centrafrique sur le Programme de Désarmement, Démobilisation, Réinsertion et Rapatriement (DDRR). Ne Craignez –vous pas que les contributeurs potentiels se montrent réticents à cause de ce manque d'actes concrets en faveur de la justice transitionnelle ?

DN : Les estimations du gouvernement centrafricain pour le DDRR sont de 45 milliards de CFA. L'addition sera présentée à Bruxelles en novembre lors de la Table ronde. En RCA, tout recommence sans tenir compte du passé. Ce sera la troisième Table ronde de Bruxelles. La plupart des participants centrafricains y ont déjà participé. En revanche,  les experts et diplomates internationaux découvrent les problèmes centrafricains à chaque fois. Ils sont donc sensibles aux arguments développés. Il faudrait que les diplomaties aient un service d'archives pertinent afin de ne pas se faire abuser par des politiciens qui reviennent toujours au pouvoir en dépit de leur passé.

Le gouvernement présentera des actions que veulent entendre les bailleurs. Il suffit de bien connaître les demandes des bailleurs et le gouvernement s'adaptera. On présente ainsi les écritures budgétaires que veut voir le FMI. On réactive une Cour des comptes délaissée depuis des années pour poursuivre un fantomatique Comité électoral de transition de 2011 alors que la véritable commission électorale indépendante de 2010 est épargnée. On s'attaque à un Haut conseil de la communication de 2011 dont le président est décédé. On amuse un peu la galerie mais les bailleurs mordent à l'hameçon à chaque fois. On  emprisonnera, avec des effets médiatiques, un pauvre petit fonctionnaire alors que le ministre ne sera nullement inquiété. C'est comme cela depuis toujours en Centrafrique.

La justice transitionnelle et le DDRR en Centrafrique sont-ils intimement liés comme l'affirment certains ? L'un peut-il réussir si l'autre est un échec ?

DN : En dépit de l'intérêt évident d'instaurer des modalités d'une justice transitionnelle, je doute fort que le pouvoir actuel envisage une seconde cette éventualité. De même le DDRR est une usine à gaz inventée par les technocrates onusiens dans des bureaux climatisés de New York. Ce concept est repris par les militaires retraités, souvent généraux, qui y voient des opportunités intéressantes d'autant que les financements sont conséquents. Pensez-vous que les seigneurs de la guerre, souvent étrangers, qui règnent sur des sites miniers et sont tout puissants vis - à -vis des populations locales, vont abandonner aussi facilement leur vie de seigneur et regagner leur brousse contre des sommes d'argent importantes ou une intégration peu qualifiante dans l'armée. ?  Je suis très circonspect sur ces programmes technocratiques et je crains que la Centrafrique ne continue inexorablement sa décomposition nationale et son morcellement territorial en une multitude de féodalités. Comme dans l'ex - Somalie, le pouvoir reconnu par l'ONU se limitera à gouverner quelques km2 dans la capitale et les dirigeants seront installés dans quelques grands hôtels « bunkerisés ». Aujourd'hui, le pouvoir actuel à Bangui contrôle un petit quart du pays. Comment faire un DDRR pour les trois autres quarts?

Comment alors éviter une « somalisation » de la Centrafrique ?

DN : Malheureusement la Constitution rédigée avec un certain amateurisme et sans volonté de changer la gouvernance, adoptée par référendum dans la plus grande opacité en décembre 2015, quelques jours avant les élections présidentielle et législatives, ne permet pas d’envisager de sortir de la crise. Je ne pense pas que la création d’un Sénat et le copier-coller de la constitution française permettront de redonner de l’espoir à la population.  Il fallait réduire les pouvoirs centraux et faire une vraie décentralisation, abolir l'élection au suffrage universel du président  pour envisager une forme de régime parlementaire, restaurer l'autorité politique et administrative des chefs traditionnels, donner la priorité absolue à l'éducation et non à l'armée et prononcer l'éloignement des politiciens corrompus avec l'instauration de l'indignité nationale qui retire les capacités pour toutes fonctions électives, politiques et administratives.

 

*La Séléka est une coalition de rebelles qui a chassé du pouvoir le président François Bozizé en mars 2013. Impliqués dans de nombreuses exactions contre la population, les rebelles de la Séléka ont dû faire face aux milices d’auto-défense Antibalaka, qui, à leur tour, se sont livrées à des violences.

**Jean-Francis Bozizé est poursuivi pour détournement de fonds publics et violences perpétrées en 2013, lors de l'éviction de son père, l'ex-président François Bozizé. Après trois ans d'exil au Kenya, le fils de Bozizé, s'est rendu début août à la Mission des Nations unies pour la RCA, qui l'a ensuite remis aux autorités centrafricaines, lesquelles lui ont accordé la liberté sous contrôle judiciaire.