Derrière sa bonne bouille d’éternel adolescent, se cache une volonté de fer. Ancien journaliste, brillant avocat et ancien bâtonnier de l’Ordre national des avocats de Tunisie, Chawki Tebib, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) est déterminé à aller jusqu’au bout de sa mission.
Dès sa nomination, il attire l’attention des médias, qu’il connait si bien, sur les carences de son instances et la gravité de sa tâche, sortant ainsi l’INLUCC d’un long et tranquille sommeil de 5 ans et projetant le sujet de la corruption au cœur du débat public. Mais, à force d’investigations _ l’instance a transmis plus de 100 dossiers à la justice et a traité plus de 1 000 plaintes_ l’ancien bâtonnier commence à déranger sérieusement les barons de la corruption, dont les hommes aujourd’hui évoluent dans les hauts rangs de l’administration publique. Rencontre avec l’ennemi numéro un de tous les ripoux de Tunisie.
JusticeInfo : Lorsque vous avez été nommé par le chef du gouvernement et du président de la République à la tête de l’INLUCC en janvier 2016, vous vous êtes tout de suite attelé à alerter l’opinion publique, à coups de sorties médiatiques, sur le manque de moyens humains et financiers de votre instance. Cette stratégie a-t-elle donné ses fruits ?
Chawki Tebib : Oui, la preuve, le chef du gouvernement actuellement sortant, Habib Essid, a alors pris la décision de nous procurer un renfort budgétaire d’un million de dinars. Ce qui n’est pas peu eu égard au budget annuel que recevait l’instance depuis sa création en novembre 2011: 316 000 dinars. Dont 216 000 dinars étaient affectés au loyer ! Pour pouvoir lutter efficacement contre la corruption, nous avions toutefois réclamé des ressources estimées à 7,5 millions de dinars. Oui face au dénuement total de l’instance, qui fonctionnait depuis cinq ans avec 11 employés et ne disposait ni de site, ni de statut de son personnel, ni d’un système de protection de ses dossiers, j’ai opté pour cette stratégie. J’étais entre deux feux : soit partir tout de suite, soit tenter de prendre l’opinion publique à témoin. Ca passe ou ça casse, me suis-je dit. La stratégie a réussi puisque depuis le dossier de la corruption est devenu une priorité nationale. C’est alors que deux ministres se sont attaqués à moi. Le premier m’a traité de menteur, prétendant que l’INLUCC percevait un budget plus important que celui d’un ministère. Le second, a déclaré que je parlais beaucoup plus que je ne travaillais. Quand j’ai commencé à évoquer l’ancrage de la corruption dans les entreprises publiques et dans la classe politique, j’ai eu droit à une pluie d’insultes. On a crié que je cherchais à faire le buzz, que je voulais faire fuir les investisseurs et que je portais préjudice aux compétences de l’administration tunisiennes. Puis on est passé aux menaces et aux intimidations physiques, en attaquant mon domicile et en saccageant ma voiture. J’ai même eu droit en tant qu’avocat à un harcèlement fiscal lorsque j’ai entamé des investigations au niveau du ministère des Finances, où sévit actuellement un très haut cadre.
Justement, vous êtes menacé de mort aujourd’hui et vivez sous la protection de la garde présidentielle. Cela signifie-t-il que les « barons de la corruption », selon la formule du juge Ahmed Souab sont devenus plus forts que l’Etat que vous représentez ?
- Oui, il suffit de savoir que 52% de notre PNB fait partie actuellement de l’économie parallèle. Traduisons : 50 milliards de dinars sont entre les mains de groupes mafieux et contrebandiers, qui ont main mise sur plusieurs structures de l’Etat, dont le ministère des Finances. Lorsque j’ai annoncé dans les médias qu’on allait tout droit vers un Etat mafieux, ils ont commencé à m’envoyer des émissaires pour m’intimider, ont assailli mon téléphone de SMS menaçants, se sont démenés sur un de mes enfants encore mineur en affichant, selon les méthodes mafieuses, ses photos et son adresse sur les pages de leur page Face Book, Athawra news (révolution News). Ce site se spécialise dans ma diffamation et la diffamation de mes proches amis et dans l’étalage public de mes conversations téléphoniques.
Ils vous ont donc mis sur écoute. Seul le ministère de l’Intérieur dispose du matériel nécessaire à une telle opération. Finalement l’Etat est-il avec vous ou contre vous ?
- En effet, ils ont réussi à inféoder une partie des services d’écoute de l’Etat. L’Etat aujourd’hui est infiltré par les hommes des barons de la corruption : il est partagé entre ceux qui me soutiennent et ceux qui me livrent une guerre sans merci ! Or, lorsque j’écoute le nouveau chef de gouvernement affirmer dans son dernier discours devant le Parlement qu’il compte « déclarer la guerre à la corruption », je me dis que ce combat valait bien la peine d’être mené et que je ne suis pas si Don Quichotte que ça.
Comment explique-vous que 90 % des dossiers de corruption que reçoit votre instance se situent au niveau de l’administration tunisienne ?
-Certains ont interprété cette donnée comme si 90 % de l’administration tunisienne était pourrie. Ce n’est pas du tout le cas. Pourquoi ce phénomène ? Primo, parce que nous vivons à l’ombre d’un Etat centralisé depuis 3000 ans. Secundo, la mentalité du beylik qui sévit toujours chez nous fait que le domaine public est toujours considéré comme quelque chose dont on peut déposer abusivement. La preuve, parmi les dossiers les plus scandaleux que nous avons instruits et transmis à la justice, celui de ce ministre conseiller qui a recruté 40 membres de sa famille dans son ministère ! Tertio, le volume du flux et des échanges financiers sont très grands dans le secteur public et par conséquent l’hémorragie qui concerne ces biens est aussi étendue. Elle va du bâtiment, à l’achat des médicaments destinés aux hôpitaux, aux impôts et aux marchés publics en général. Les caisses de sécurité sociale, la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (Steg), la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (Sonede) ou encore Tunis Air sont ainsi impliquées dans des affaires de trafic d’influence dans l’octroi de marchés publics. Résultat : le pays perd 2000 milliards de dinars par an pour cause des dysfonctionnements des transactions publiques. Ces dysfonctionnements mettent en cause les équilibres financiers du pays. Si on limitait aujourd’hui la corruption et la mauvaise gouvernance, on gagnerait quatre points de croissance ! Si on mettait vraiment le paquet pour lutter contre la corruption, on récolterait un retour certain sur investissement. Une donnée que les sept gouvernements post révolution n’ont pas du tout pris en compte.
Quels sont les secteurs de l’administration tunisienne où la corruption sévit le plus ?
-Les deux secteurs les plus touchés par la corruption si on se réfère aux dossiers qui nous parviennent sont : les ministères de l’Intérieur et celui des Finances. Cela s'explique par le fait que les dossiers concernent généralement " La petite corruption", c’est à dire celle à laquelle fait face le citoyen quotidiennement et qui impliquent les agents des services de sécurité du fisc et des douanes. Or, d'autres études plus approfondies affirment que la corruption en matière de marches et achats publics est le type de corruption le plus néfaste pour l'économie et pour le pays en général.
Peut-on aujourd’hui lutter sérieusement contre la corruption sans engager des réformes structurelles de la justice, qui est elle-même à la fois touchée par le phénomène de la corruption et souffre du manque de moyens pour combattre ce fléau ?
-La justice a besoin de renfort. Les tribunaux souffrent d’un manque flagrant de moyens financiers, logistiques et humains. Le pôle juridique et financier ne dispose que de sept juges d’instruction. La Cour des comptes ne dispose que d’un million de dinars par an comme budget. Croyez-vous que dans de telles conditions l’ont peut s’opposer au fléau de la corruption ? A l’indépendance l’Etat a consacré pendant des années 30% de son budget pour réduire l’analphabétisme. Il a investi dans les écoles et dans la formation des enseignants. Je propose que l’Etat concède 10 % de ses ressources pendant les dix prochaines années pour lutter contre la corruption, la mauvaise gouvernance et renforces les structures de la justice, qui reste malheureusement toujours dépendante du pouvoir exécutif.
L’INLUCC a proposé au gouvernement en juin dernier dix mesures urgentes pour lutter contre la corruption. Pouvez-vous nous présenter ce plan d’action ?
-Il s’agit de mesures, dont certaines ne coûteraient pas grand-chose au gouvernement et qui permettraient d’initier des actions concrètes contre ce fléau. Je citerais parmi ces mesures : organiser un congrès national pour définir une stratégie commune contre la corruption, engager un audit au niveau des rapports des organes de contrôle et d'inspection de la Cour des comptes sur les trois dernières années afin de procéder à des poursuites judiciaires concernant les dossiers de corruption signalés dans les rapports et ignorés par l'administration, généraliser l'application de la plateforme informatique des marchés et des appels d’offres publics et la poursuite en justice de tous ceux qui cherchent à entraver ce système. D’autre part, il est urgent d’appliquer le système de l’Open Gov et du E-gouvernement pour limiter les interactions entre les citoyens et les fonctionnaires de l’administration. Il faudrait par ailleurs accélérer l’examen des textes de loi relatifs à la protection des donneurs d’alerte et des témoins, à l’instance constitutionnelle de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption et à la déclaration du patrimoine et du conflit d’intérêt. Urgent également : le ministre de la Justice doit donner ses instructions au ministère public afin que les 500 dossiers relatifs aux affaires de corruption soient traités en priorité. Enfin s’impose aujourd’hui la révision des affectations, des nominations et des recrutements dans la fonction publique, sur les quelles pèsent des soupçons sérieux de corruption ou de favoritisme.
Le nouveau chef du gouvernement vient de placer la lutte contre la corruption parmi ses trois priorités. Croyez-vous que cette promesse faite au peuple soit possible et réalisable ?
-Il faut lui accorder le bénéfice de la bonne foi. Il y a des pays qui sont arrivés à limiter le taux de ce fléau. Nous réussirons nous aussi si une volonté politique ferme pour combattre la corruption se mettait en place. Nous avons aujourd’hui un acquis fondamental, à savoir la conscience des gens en Tunisie que la corruption est un désordre à combattre. Grace à la pression de la société civile, les politiques ont dépassé le stade du déni de ce phénomène. La Tunisie est l’un des rares pays à avoir avancé à pas de géants dans sa guerre contre le terrorisme. Elle peut j’en suis sûr gagner la bataille contre la corruption !