Au cours de ces dernières années, on s’est de plus en en plus intéressé à la question de la participation de l’élite économique et des entreprises à la corruption. De ce fait, la justice transitionnelle a été contrainte de se pencher, elle aussi, sur le lien entre le secteur privé, la corruption et les atteintes aux droits de l’homme lors de conflits ou de périodes de répression. En Tunisie, la justice transitionnelle a opté pour des mécanismes non-judiciaires pour traiter le problème du rôle des élites économiques dans la corruption. Mais il faut dire que le travail des commissions de vérité, propres à ce genre de mécanismes, ne suffira pas pour rétablir la justice et soutenir la transition vers une société stable.
Justice transitionnelle, corruption et secteur privé
Les actes de corruption émanant du secteur privé contribuent fréquemment et de manière significative à de graves atteintes aux droits de l’homme. Il n’existe pas de définition juridique, admise au niveau international, pour le terme « corruption », mais on peut dire qu’il correspond à la notion « d’abus d’un pouvoir légitime à des fins privés », englobant un éventail de crimes et délits économiques, parmi lesquels on peut citer : les pots de vins et le détournement de biens. La corruption a aussi un rapport avec les atteintes aux droits de l’homme, en particulier les droits économiques, sociaux et culturels. En effet, elle peut favoriser l’exploitation illégale de ressources naturelles et le détournement de fonds publics. Ainsi, les actes de corruption peuvent à la fois constituer des délits économiques et porter atteinte aux droits humains. C’est pourquoi le problème de la corruption concerne aussi, très souvent, la justice transitionnelle.
L’ Argentine et la Tunisie font appel à des mécanismes non-judiciaires pour s’attaquer à la question de la complicité du secteur privé dans les affaires de corruption et d’atteintes aux droits de l’homme, avec la mise en place de commissions de vérité et d’arbitrage. Les experts des Nations Unies approuvent ces mesures qui vont dans le sens des objectifs de vérité et de justice mais ils estiment toutefois que ces commissions ne peuvent pas à elles-seules remplacer les enquêtes et les réquisitoires proprement dits.
Tunisie: la question du secteur privé et de la corruption est réglée en dehors des tribunaux
Il est difficile de déterminer de manière précise ce qui a déclenché le Printemps arabe en Tunisie ; la corruption, un chômage élevé et la répression exercée par l’État contre les libertés en sont néanmoins quelques catalyseurs. Ces facteurs ont même fini par caractériser le régime de Zine El Abedine Ben Ali : le président et sa famille détenaient des centaines d’entreprises et l’économie tunisienne était destinée à enrichir l’élite au pouvoir. Cela n’a pas empêché les compagnies étrangères à participer à cet environnement et à bénéficier, elles aussi, de la culture de népotisme et de clientélisme en place. Les violations commises sous le régime de Ben Ali ne se limitent pas à la sphère économique ; les droits du travail ont, entre autres, aussi été bafoués. Les revendications concernant les droits à une alimentation suffisante, à la liberté, à la dignité humaine et à une justice sociale montrent pour leur part l’étroite synergie entre la corruption et l’érosion des droits fondamentaux.
En décembre 2013, une Instance Vérité et Dignité a été établie pour gérer la question de la corruption endémique et des violations des droits humains. Cette instance a plusieurs objectifs : établir la vérité sur les abus passés, veiller à ce que les auteurs des abus rendent compte de leurs actes, permettre aux victimes d’obtenir des réparations et enfin, sceller la réconciliation nationale. Reconnaissant le rôle important des élites économiques et des entreprises sous l’ancien régime, l’instance va également s’attaquer au problème du secteur privé et de sa responsabilité dans les atteintes portées aux droits humains, à travers sa participation à la corruption.
Cependant, au lieu de poursuivre les entreprises responsables devant des tribunaux, la justice transitionnelle en Tunisie met en avant la promotion de la réconciliation économique par le biais de deux mécanismes non-judiciaires : la Commission d’Arbitrage et de Réconciliation et une éventuelle Commission de réconciliation proposée par un projet de loi.
Réconciliation économique
Le terme « réconciliation économique » a été utilisée dans le contexte de la justice transitionnelle canadienne pour désigner une nouvelle approche adoptée par rapport à la question du dénuement économique et historique des peuples Autochtones et Premières Nations ; elle consiste à favoriser des opportunités permettant à ces derniers de développer leur terre et leurs ressources. En Tunisie, la réconciliation économique a un sens différent. Bien qu’il n’y ait pas de définition claire de ce terme, selon l’Article 1 du « Projet de loi organique relative aux procédures spéciales concernant la réconciliation dans les domaines économique et financier », la Commission de Réconciliation a pour mission de créer un climat propice aux investissements et à la relance de l’économie ainsi que d’encourager la confiance des Tunisiens dans les institutions étatiques. Or cela est en porte-à-faux avec les principes généraux de la justice réparatrice qui impliquent habituellement la participation de la victime et du fautif dans les procédures, focalisées sur le tort causé à la victime, dans le but de l’obtention de réparations et de l’aboutissement à une réconciliation. Même si les mécanismes d’arbitrage introduits en Tunisie font écho à certains de ces principes, je dirais que dans la pratique, ces mesures non-judiciaires comportent le risque d’assurer l’impunité des entreprises et de l’élite économique.
- La Commission d’Arbitrage et de Conciliation
La Commission d’Arbitrage et de Conciliation siège dans le cadre de l’Instance Vérité et Dignité ; c’est un organe dont le mandat est de juger les cas de violations de droits humains et de corruption financière. L’arbitrage peut être réclamé par une victime ou par un fautif et la Commission nationale anti-corruption peut également soumettre des cas. Le recours à la Commission exige une reconnaissance de la culpabilité par le fautif, suite à quoi, cet organe détermine le préjudice causé ainsi que la réparation. La sentence arbitrale est définitive et ne permet pas d’autres poursuites.
La Commission vient de débuter ses activités, et rien qu’au 15 juin 2016, elle avait déjà reçu 6600 dossiers. Les membres de l’élite politique et économique figurent parmi les premières personnes à avoir saisi ce nouveau mécanisme d’arbitrage.
Le 5 mai 2016, la premier accord d’arbitrage et de réconciliation a été signé entre l’État et Mohamed Slim Chiboub, gendre du président Ben Ali. Ce qui est inquiétant, c’est que Mohammed Slim Chiboub avait fait l’objet d’une arrestation auparavant – le 18 novembre 2014 – suite à des allégations de corruption et de blanchiment d’argent. D’autres membres de l’élite économique ont supposément soumis des dossiers à la Commission, notamment le beau-frère de l’ancien président, Belhassen Trabelsi, qui est accusé de fraude et de corruption en Tunisie. Un autre gendre de Ben Ali, Sakher El Materi, condamné, par contumace, à 16 ans de prison ainsi qu’à une amende pour corruption et fraude immobilière, a lui aussi, supposément soumis un dossier.
Même si l’on ne sait pas de quelle manière évoluera le travail de la Commission, sa mise en place montre comment une approche de réconciliation nationale sur le plan économique et fondée sur une notion vague de justice réparatrice, risque de faire disparaître l’exigence et la nécessité de la responsabilité judiciaire.
- La Commission de Réconciliation
Le Président Beji Caid Essebsi a présenté le « Projet de loi organique relative aux procédures spéciales concernant la réconciliation dans les domaines économique et financier » en juin 2015. Selon ce projet de loi, une nouvelle Commission de Réconciliation devrait être établie pour tenir compte des demandes faites par les fonctionnaires et les entreprises qui ont profité de la corruption. La Commission serait mandatée à : calculer les profits réalisés, obtenir des restitutions partielles et amnistier en retour les personnes concernées.
Si les partisans de la Commission de Réconciliation se retranchent derrière le fait que celle-ci encourage les investissements dans le pays et sauve l’économie tunisienne, Human Rights Watch, avertit en revanche que le travail de la Commission aura pour résultat l’impunité de ceux qui ont participé à la corruption et en ont tiré parti.
En Tunisie, le projet de loi a déclenché une vague de manifestations, au sein desquelles les manifestants scandaient le slogan : Manich Msameh (“je ne pardonnerai pas ”). Le projet de loi a aussi été examiné par la Commission de Venise, qui a conclu qu’il manquait d’indépendance et qu’il ne promouvait pas la vérité en matière de corruption financière. Le Projet de loi organique relative aux procédures spéciales concernant la réconciliation dans les domaines économique et financier a été mis de côté pendant un certain temps mais il a refait surface récemment, suscitant un tollé général.
La rhétorique de la réconciliation
En Tunisie, l’approche des mécanismes non-judiciaires ne va apparemment pas assez loin pour permettre d’atteindre l’objectif principal de la justice transitionnelle qui est de veiller à ce que les auteurs de violations de droits humains impliquant des entreprises répondent de leurs actes. Cela s’explique notamment du fait que les principes de la justice réparatrice ne sont pas respectés.
Premièrement, les accords établis par le biais de la Commission d’Arbitrage et de Conciliation, dont on a beaucoup parlé, sont conclus entre l’État et chacun des auteurs de délits : cela exclut du processus les personnes dont les droits sont concernés et dont la participation leur aurait permis de réclamer une juste satisfaction. Par conséquent, il n’y a pas de véritable participation ni de surveillance garantissant une réparation adéquate qui permette une réconciliation, et l’élite économique de l’ancien régime bénéficie, au fond, de ce qui équivaut à une amnistie.
Deuxièmement, la Commission de Réconciliation n’exige pas de l’auteur du délit ou du crime qu’il présente des excuses pour pouvoir participer au processus et se débarrasse ainsi de la nécessité pour le fautif de reconnaître le tort causé par son acte. De plus, les amnisties générales prévues par le projet de loi font abstraction de la menace de sanctions pénales, dont le rôle est essentiel au sein des mécanismes non-judiciaires pour permettre l’obtention d’une réparation adéquate.
Pour qu’un processus de réconciliation puisse gérer la question du rôle du secteur privé dans la corruption et les atteintes aux droits de l’homme par le biais de mécanismes non-judiciaires d’une manière juste et équitable, il faudrait que certaines conditions soient remplies. Ces conditions sont les suivantes, mais elles ne sont pas limitées à celles-ci :
- Tout mécanisme non-judiciaire doit être indépendant et conforme aux normes internationales pour permettre à l’Etat de s’acquitter de son devoir d’enquête de manière efficace ; il doit aussi permettre des réparations adéquates dans les cas d’atteintes aux droits de l’homme impliquant des entreprises.
- Les principes de participation et de réparation, propres à la justice réparatrice doivent être respectés ; la réconciliation ne pouvant être possible qu’une fois que les conditions émanant de ces principes sont remplies.
- La menace de sanctions pénales doit rester réelle. Cela est nécessaire d’une part comme moyen de pression sur les entreprises pour qu’elles s’engagent dans le processus de justice réparatrice, et d’autre part parce que les personnes lésées doivent recourir à des sanctions judiciaires.
Conclusions
En Tunisie, le Président Beji Caid Essebsi a placé la réconciliation nationale au cœur du programme de la justice transitionnelle, ‘quel qu’en soit le prix’ : au risque de négliger les objectifs de vérité, de sauvegarde de la mémoire, de responsabilité, de réparation et de réforme institutionnelle, particulièrement en rapport à la question des entreprises impliquées dans la corruption.
Il est primordial de se rappeler du contenu de l’Article 15 de Loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation qui prévoit que : « la réconciliation ne signifie en aucune manière l’impunité, ni que des comptes ne soient pas demandés aux auteurs des violations des droits de l'homme ».
Cependant, il est impossible de mettre les entreprises face à leurs responsabilités, lorsqu’on cherche à parvenir à la réconciliation à travers les mécanismes non-judiciaires, qui ne tiennent pas compte des principes de justice réparatrice.