Berlin est une ville qui ne veut pas oublier. Mémorial aux juifs assassinés d’Europe. Mémorial aux homosexuels persécutés sous le national-socialisme d’Hitler. Mémorial aux Roms. Musée de la Stasi, la police politique de l’ex République Démocratique Allemande appartenant au bloc soviétique.
Checkpoint Charlie, ligne de démarcation entre les deux pans d’une seule capitale déchirée au cœur de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest… Berlin, tentaculaire aujourd’hui et dont le centre fut anéanti à la fin de la seconde guerre mondiale, a choisi de scruter et d’affronter sans vergogne les traumatismes d’une nation le long de ces cinquante dernières années. Elle ne finit pas d’ouvrir, au fil des rues, des quartiers et des arrondissements, les procès de l’Histoire de l’Allemagne contemporaine.Cette étonnante thérapie à l’échelle d’une ville prend des allures d’allégresse lorsqu’on atteint l’East Side Gallery, sur les bords de la rivière Spree à Friedrichshain, un lieu où l’armée de l’ex RDA patrouillait jour et nuit avec l’ordre de tirer sur les fugitifs tentant le saut vers l’Ouest. Tous les espoirs et les rêves d’une ville enfin réunifiée pour le meilleur et pour le pire s’y lisent. Ils sont interprétés par une centaine d’artistes qui affluent ici du monde entier en janvier 1990, deux mois après la chute du mur le 9 novembre 1989.Sur 1 km, 300 de l’ex « mur de la honte », tel qu’interpellé naguère par les Allemands de l’Ouest, les artistes témoignent de l’esprit de liberté, de paix et de réconciliation qui transportent Berlin en ces journées inoubliables de liesse transmises en direct par les télévisions du monde. L’East Side Gallery, un monument de l’art mural, devient très vite une des attractions majeures de Berlin attirant trois millions de visiteurs chaque année. On ne se lasse pas de se faire photographier devant le fameux « Baiser de l’amitié » entre Erich Honecker et Léonid Brejnev du peintre Dimitri Vrubel ou face à « La Trabant traversant le mur » (la voiture symbole de la RDA), de Birgit Kinder. En 1992, ce vestige est classé aux monuments historiques.
« Plus de guerres, Finis les murs. Un monde uni ».
« A l’origine était la liberté ».
« Dites oui à la liberté, à la dignité et au respect pour tous. Dites non à la terreur, à la répression à l’égard de tous les êtres humains ».
Les messages et devises qui se déploient sur l’immense fresque colorée se réfèrent au même registre pacifiste qui a marqué les jours de la révolution tunisienne et notamment les sit in de la Kasbah en janvier et en février 2011. « Sous les fenêtres de l’Etat », selon la formule du politiste Choukri Hmed*, dans ce lieu ancestral et emblématique du pouvoir exécutif, situé à la porte de la médina de Tunis, les foules affluant de l’intérieur du pays sont venues revendiquer tout d’abord la démission des hommes de l’ex président Ben Ali du premier gouvernement post 14 janvier 2011. Ensuite la dissolution de la Constitution d’un régime autoritaire et la mise en place d’une Assemblée constituante. Des dessins, des caricatures, des tags et des slogans dans toutes les langues couvrent alors la place de la Kasbah marquant l’accès à la parole politique des jeunes révolutionnaires. La place devient une agora, un forum, une université libre, bruyante et prégnante, où s’expriment dans l’humour mille et une voix libérées de la peur et de la censure
Que reste-t-il de cet événement fondateur de la seconde République tunisienne ?
Rien. Aucune trace. La municipalité de la ville se précipite, une fois la place évacuée, à couvrir de blanc les murs de la protestation. Probablement pour camoufler cet épisode particulier où le peuple marcha sur Tunis pour changer le cours de l’Histoire…
Si Berlin sait si bien recueillir et fixer la géographie de ses mémoires plurielles afin de mieux envisager son avenir politique notamment, à Tunis, les hommes et les femmes continuent à circuler dans une ville sans repères, sans symboles, sans jalons. L’amnésie qui finit par planer sur les esprits prive les Tunisiens et leurs décideurs politiques de tous bords de tirer les vraies leçons du passé. Sont-ils par conséquent condamnés à répéter ses erreurs ?
* A lire l’article de Choukri Hmed publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales (mars 2016) intitulé : « Le peuple veut la chute du régime » Situations et issues révolutionnaires lors des occupations de la place de la Kasbah à Tunis, 2011.