La Suisse abrite un fonds unique de séquences filmées lors des deux conflits tchétchènes. Les instigateurs du projet racontent comment il a vu le jour et quels sont ses objectifs.
Pour prendre connaissance des documents des Archives tchétchènes, il faut se rendre au bureau de la Société pour les peuples menacés (SPM), une organisation non gouvernementale basée à Ostermundigen, près de Berne. «Vous avez les nerfs solides?», demande le directeur de la SPM Christoph Wiedmer en allumant un ordinateur situé dans le sous-sol du bâtiment. Afin de protéger les témoins, l’appareil n’est pas connecté à internet. Celui qui souhaite accéder à son contenu doit remplir une demande qui précise ses intentions, puis se déplacer en personne sur place.
Les Archives tchétchènes sont composées de 1270 enregistrements vidéo filmés entre 1994 et 2006. Elles rassemblent des interviews de personnes ayant assisté à des crimes de guerre, de soldats, de journalistes et d’habitants de villages détruits. Des séquences uniques montrent la journaliste russe Anna Politkovskaya, assassinée en 2006 à Moscou.
Opérations de «nettoyage»
L’activiste tchétchène Zaïnap Gashaeva, à l’origine du projet, est réfugiée en Suisse depuis 2010. Pendant des années, elle a activement documenté les événements des deux guerres de Tchétchénie: «Je faisais partie d’un groupe de femmes dont le but était de montrer ce qui se passait vraiment dans le pays. Si une opération de ‘nettoyage’ avait lieu dans un village, nous y allions. Nous filmions les destructions, les morts, parlions avec les victimes. Nous cachions la caméra vidéo dans un sac de courses, et l’appareil photo sous nos vêtements. Les femmes tchétchènes ont un rôle très traditionnel, mais pendant la guerre, tout est devenu différent.»
«Aujourd’hui, Zaïnap Gashaeva préfèrerait vivre en Tchétchénie et continuer son travail de défense des droits humains sur place, raconte Ruth-Gaby Vermot-Mangold, la présidente des Archives tchétchènes. Mais cela n’est pas possible. Elle a reçu des menaces et a dû sauver sa vie.» L’ancienne députée socialiste au parlement suisse, qui a également occupé le poste de vice-présidente de la Commission des migrations de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, s’est rendue à plusieurs reprises en Tchétchénie et en Ingouchie pendant et après la guerre.
Cachés sous terre
«La constitution de ces archives est un exemple de collaboration interculturelle poursuit Ruth-Gaby Vermot-Mangold. En Tchétchénie, les témoignages étaient cachés dans les murs des maisons ou sous terre. Il a d’abord fallu les transporter en Suisse. Cette étape a été très compliquée, mais elle a abouti.» «Des journalistes, des politiciens et même un prêtre nous ont aidés», se souvient Zaïnap Gashaeva.
Il a ensuite fallu plusieurs années pour numériser, analyser et compiler les documents. «Je suis convaincue que nous avons réussi à créer une bonne structure. Elle permet de cacher l’identité des victimes et de les protéger, poursuit Ruth-Gaby Vermot-Mangold. Les archives sont accessibles au grand public, mais chaque personne qui souhaite les utiliser doit justifier sa démarche et fournir ses données. De solides barrières pour protéger les victimes sont très importantes.»
Travail de mémoire
Ne vaudrait-il pas mieux oublier la guerre pour donner une chance à la paix? «Le traitement du passé, ‘dealing with the past’, est un concept important, explique Christoph Wiedmer. L’objectif, dans le cas présent, consiste à tirer les leçons des événements survenus. Ces efforts sont indispensables pour atteindre une paix véritable. Cela concerne l’Afrique, les Balkans, mais aussi les pays de l’ancienne Union soviétique. Nous nous sommes toujours dit que même si notre entreprise titanesque ne débouchait que sur la constitution d’une archive, cela serait de toute façon mieux que simplement fermer les yeux et ne rien faire.»
Christoph Wiedmer rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg joue un grand rôle dans le rétablissement de la vérité historique et de la justice. Dans les actions en justice de citoyens tchétchènes, ses juges ont reconnu à plusieurs reprises la Russie coupable. Mais Christoph Wiedmer estime que cela ne suffit pas et que la création d’une structure similaire au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie est indispensable.
Pour sa part, Zaïnap Gashaeva rêvait que les archives restent en Tchétchénie. «J’aurais voulu créer une ‘Maison de la paix’, un musée où chacun pourrait venir, par exemple pour chercher des informations sur ses proches. Un endroit où l’on pourrait amener ses enfants et dire: ‘Voilà, c’était la maison de mon grand-père.’ J’ai évoqué ce projet quand Kadyrov père était au pouvoir (de 2003 à 2004, ndlr), mais personne au gouvernement n’a voulu m’aider. Ils ne voulaient pas toucher au thème de la guerre. Ils ont tout fait pour l’oublier et pour en effacer les traces.»
Impunité
Ruth-Gaby Vermot-Mangold estime-t-elle que la Tchétchénie est un pays sûr aujourd’hui? «Bien sûr que non! Beaucoup de gens qui ont dénoncé des violations des droits de l’homme ont dû quitter le pays, se sont retrouvés en prison, ont subi des tortures ou ont disparu.»
«Grozny, la capitale, a été restaurée, poursuit Ruth-Gaby Vermot-Mangold. Les blessures et les destructions de la guerre ne sont plus visibles. Mais les crimes sont restés impunis. Nous voulons que les Archives tchétchènes soient utilisées pour des films, des interviews et des enquêtes qui font la lumière sur les événements de la guerre. L’impunité ne doit pas exister!»
La Société pour les peuples menacés
L’ONG Société pour les peuples menacés est née en Allemagne en 1968 lors de la guerre civile au Nigéria (Guerre du Biafra), un des conflits le plus sanglants des années 1960. La section suisse de l’organisation a vu le jour en 1989.
La SPM documente les violations des droits humains, informe le public et défend les intérêts des groupes concernés face aux autorités. Elle soutient des initiatives locales qui renforcent les droits des minorités et des peuples autochtones. Ces dernières années, la SPM a travaillé entre autres sur la situation des Roms au Kosovo, des minorités en Iran, des Kurdes en Irak et des Pygmées au Congo.
La section suisse de la SPM est financée par les contributions annuelles de ses 12'000 membres, par l’aide de sponsors et grâce à des campagnes ciblées de collecte de fonds pour la réalisation de projets concrets. Le budget annuel de la structure, qui emploie une dizaine de personnes, se monte à un demi-million de francs.