A 82 ans, 40 ans après la mort de Franco, Mercedes Abril a fait enregistrer son profil ADN, "au cas où" elle mourrait sans avoir pu exhumer les restes de son père républicain fusillé en 1936, qu'elle recherche toujours, comme des milliers d'autres descendants de "disparus".
"Je suis la fille de Rafael Abril Avo", dit-elle, émue, dans l'élégant salon de son appartement de Valladolid, à 200 km au nord de Madrid, où gazouille un serin.
"J'avais trois ans quand ils l'ont arrêté. Il me tenait dans ses bras".
Sur la table, un énorme classeur rassemble les documents gardés, au fil des décennies, sur le chef de gare du village de Clares de Ribota, en Aragon dans le nord-est de l'Espagne, exécuté à 29 ans le 23 septembre 1936.
"Besitos a Mercedita" (bisous à la petite Mercedes), écrivait-il, sur sa dernière carte, envoyée de Calatayud, 30 km au sud de son village, converti par les franquistes en centre de détention illégal. "Ils les fusillaient à la porte du cimetière puis les jetaient dans une fosse commune", témoigne Mercedes.
L'ironie de l'Histoire fut souvent cruelle, témoigne-t-elle.
En 1937, un an après sa mort, le tribunal régional des "responsabilités politiques" infligeait encore au "disparu" une sanction de 1.500 pesetas, en "conséquence de son opposition au triomphe du mouvement national".
Et en 1938, le curé du village accusait le défunt d'avoir été "un communiste extrémiste de premier plan" de la CNT (syndicat anarchiste), "mauvais sujet" parlant "mal de l'Eglise", qui n'aurait même pas baptisé sa fille. "Mensonges", a écrit rageusement Mercedes en marge du rapport du prêtre qu'elle a retrouvé.
Sa mère, qui avait perdu au bout de dix jours le bébé né au lendemain de l'exécution, partit à Valladolid où "elle gagnait sa vie en cousant des... uniformes militaires" pour les franquistes.
En 1958, Mercedes s'en alla voir de loin l'immense mausolée que le "Caudillo" Francisco Franco avait fait construire notamment par des prisonniers républicains à "El Valle de los caidos" ("la vallée de ceux qui sont tombés"), à San Lorenzo de El Escorial près de Madrid.
Ce n'est que des années plus tard qu'elle apprit, par des habitants du village de Calatayud, que les restes de son père y auraient été secrètement transférés, en 1959, au nom d'une factice réconciliation entre Nationaux et Républicains.
"Lui (Franco) est mort tranquillement dans son lit" le 20 novembre 1975. "Il est peu agréable de savoir que papa se trouve enterré, anonymement, près de lui", dit Mercedes.
- Imprescriptibles -
Il y a dix ans, Mercedes a écrit à un représentant du Patrimoine national, qui répondit au sujet de son père: "Nous n'avons pas de données sur ce monsieur mais ne pensez pas pour autant que ses restes ne se trouvent pas ici car, le 8 avril 1959, sont arrivées 81 personnes (décédées) inconnues en provenance de Calatayud".
Le temps passe et Mercedes a décidé "le mois dernier de faire enregistrer son profil ADN, à titre individuel à Saragosse", ce qui, si elle disparait, permettrait d'identifier son père au cas où des ossements seraient trouvés.
"Avant que ma mère meure, à 101 ans en 2011, je lui avais promis de continuer. Elle m'avait dit: +ma fille, ça va être difficile".
Mercedes a pu compter sur l'appui de son mari, de ses trois filles, et une association contre l'oubli, où elle milite. En douze ans ses membres sont parvenus à récupérer "les restes de 15 personnes" dans des fosses communes d'Aragon (nord-est).
Les historiens estiment que plus de 100.000 personnes ont été assassinées ou fusillées par les Franquistes durant la guerre civile (1936-39) et 50.000 dans la décennie d'après-guerre. Le camp des Franquistes déplorerait 55.000 victimes pendant la guerre selon l'historien Julian Casanova. Seuls les restes de 6.300 disparus ont été récupérés entre 2000 et 2012 selon les seules données disponibles rassemblées par une association basque, la Société de sciences Aranzadi.
"Certains, au Parti populaire (PP, conservateur, au pouvoir), ont eu le toupet de nous dire que nous ne nous souvenions de nos morts que pour réclamer de l'argent, d'autres que l'on devrait laisser les morts en paix, dit Mercedes. Mais même s'ils ont tout amnistié en 1977 (après la mort de Franco), ce sont des crimes de guerre imprescriptibles".